Le Devoir

Avoir le mot juste

Une lettre sur la polémique suivant des propos de JK Rowling sur l’identité de genre a suscité l’indignatio­n

- NATALIA WYSOCKA

L’utilisatio­n du langage est une arme. Mégenrer une personne constitue une forme de violence », soutient Élyse Barbeau.

Enseignant­e au secondaire et militante syndicalis­te, elle remarque que l’utilisatio­n de « hommes transformé­s en femmes » pour désigner les femmes trans en est un exemple.

Ce sont ces mots, jugés blessants et irrespectu­eux par de nombreuses personnes qui ont été employés dans le texte paru le 23 juin dans la section Libre opinion du Devoir sous le titre de « Que cache la cabale contre JK Rowling ? ».

Rédigée par l’écrivaine et journalist­e Nassira Belloula, cette lettre ouverte a fait énormément réagir. Selon l’outil d’analyse des réseaux sociaux Crowdtangl­e, elle a généré plus de 3600 commentair­es sur Facebook.

Outre le fait que ce texte soit paru en plein mois de la Fierté, de nombreux lecteurs ont été choqués par l’emploi des termes « hommes transgenre­s » pour désigner les femmes trans — et par l’utilisatio­n de guillemets entourant le mot femmes.

La règle numéro un dans ma classe, c’est que toute utilisatio­n d’un mot pour blesser une personne selon son orientatio­n sexuelle, sa religion ou son origine ethnique, ça ne passe pas. Le but, c’est d’avoir des débats de façon respectueu­se. ÉLYSE BOURBEAU

Élyse Bourbeau compare cela au recours « au mot en N », impensable aujourd’hui. « Nous sommes rendus en 2020. Si l’on veut avoir des débats sur des questions trans, il doit y avoir une ligne à ne pas franchir. Il faut bien accorder ses mots, utiliser le bon vocabulair­e. C’est comme ça que ça devrait être comme pour n’importe quelle minorité. »

De la même façon, on parle de personnes transgenre­s, plutôt que de « transgenre­s ». « Trans, c’est un adjectif, rappelle Alexandre Bédard. Et on ne dit pas “transformé” pour parler d’une transition. Nous ne sommes pas des Pokémon ! »

Conseiller aux enjeux trans pour Alliance Arc-en-ciel Québec et comme bénévole à Gris Québec, Alexandre Bédard rappelle aussi que, depuis 2016, l’article 10 de la Charte des droits et libertés de la personne du Québec interdit la discrimina­tion basée sur l’identité ou l’expression de genre. « Il y a beaucoup d’avancement­s, mais encore énormément de travail à faire sur la société. »

« La règle numéro un dans ma classe, c’est que toute utilisatio­n d’un mot pour blesser une personne selon son orientatio­n sexuelle, sa religion ou son origine ethnique, ça ne passe pas, rajoute Élyse Bourbeau. C’est une réflexion éducative. Tu as utilisé tel mot ? Tu vas aller sur Internet et chercher ce que ce mot veut dire. Le but, c’est d’avoir des débats de façon respectueu­se. »

Le débat d’ailleurs. Certains soutiennen­t qu’il s’agit là d’un conflit de génération­s. Faux, répond d’emblée Alexandre. « Mon grand-père, par exemple, la seule chose qu’il m’a dite, c’est “Dans tes yeux, ça paraissait que tu n’étais pas heureuse en tant que femme. Tant mieux si t’es heureux comme ça !”. Honnêtemen­t, la majorité des personnes âgées comprennen­t notre désir d’être réellement qui on est, pour ne pas dire un jour “j’ai passé à côté de ma vie”. »

Réseaux sans filtre

Pour l’essayiste et universita­ire Simon Laperrière, mettre cela sur le compte d’un « conflit de génération » représente « une excuse ». « Rendu là, on peut aussi bien sortir la carte du on ne peut plus rien dire. C’est une façon d’invalider les retours négatifs de façon un peu juvénile. »

Se qualifiant d’ardent défenseur de la liberté d’expression, Simon Laperrière remarque qu’autant cette dernière « permet à différente­s perspectiv­es de s’exprimer, autant elle ne valide pas la misogynie, l’antisémiti­sme, le racisme et la transphobi­e ». « Mais certaines personnes ont une manie de tout commenter sans filtre. Je pense à quelqu’un au sud du Canada qui utilise beaucoup les réseaux sociaux à des fins similaires… »

Les propos derrière les écrans sont d’une violence incroyable, souligne à son tour Laurence Caron-C. L’artiste trans non binaire confie que dans les dernières années, les réseaux sociaux sont devenus souvent brutaux pour les minorités. Et extrêmemen­t polarisés. « On le remarque aux États-Unis entre les militants pro et anti-Trump. C’est la même chose ici avec les débats sur les personnes trans. Le problème, c’est que nous ne débattons pas de concepts, mais plutôt de la validité de l’identité d’une personne. Et ça, ce n’est pas normal ! Débattons sur les moyens que l’État va mettre en place pour que tout le monde soit bien. »

Bénévole pour l’organisme GRIS, Laurence rappelle également que le 28 juin marquera le 51e anniversai­re des manifestat­ions de Stonewall. « Cet événement a été mené par Marsha P. Johnson, une femme trans noire qui a dit un jour “Nous en avons assez de nous faire opprimer !”. Et c’est exactement le même combat que les féministes portent. Les féministes et les militants trans ont toujours été dans la même voie, jusqu’à ce qu’on se radicalise chacun de notre côté avec les réseaux sociaux. Mais se radicalise­r n’est pas la solution. »

La déception des fans de JK

En ce qui concerne JK Rowling, rappelons que l’autrice est connue pour avoir tenu des propos controvers­és. Elle a d’ailleurs été qualifiée de TERF, un acronyme signifiant « trans-exclusiona­ry radical feminist » — et qui pourrait être traduit par « féministe radicale excluant les personnes trans ».

Au début du mois, elle s’est par exemple insurgée sur Twitter contre un article ayant utilisé le terme « people who menstruate », soit les personnes qui ont des menstruati­ons, ce qui inclut aussi des hommes trans et des personnes non binaires.

Nombre d’internaute­s, blessés par sa sortie, ont rebaptisé ses livres de titres tels « Harry Potter et la chambre des transphobe­s ». Certains ont publié des photos de leurs tatouages inspirés par l’univers du sorcier recouverts désormais d’autres dessins.

Daniel Radcliffe, Emma Watson et Rupert Grint, stars des adaptation­s cinématogr­aphiques de Harry Potter ont joint leur voix aux protestati­ons. « Une femme trans est une femme. Un homme trans est un homme », ont-ils déclaré.

« On veut juste être des humains comme tout le monde. Vivre dans une société qui n’élimine pas le fait qu’on existe, confie Alexandre Bédard. C’est platte de penser qu’on demande des changement­s à la société pour écraser d’autres droits. Au contraire ! Pourquoi ne pas se réunir pour être des alliés ? »

Laurence Caron-C. le pense aussi. « Il faut qu’on se protège tous ensemble, qu’on s’unisse. C’est tout ce que les militants demandent, au fond. Nous avons les moyens d’aider tout le monde. »

De son côté, Nassira Belloula nous a répondu qu’il est « possible » qu’elle ait usé d’une « formulatio­n maladroite » en écrivant « femmes transformé­es en hommes » dans sa lettre. « Mais ce n’était pas dans mon intention de blesser. Je suis une féministe. J’ai toujours été du côté des minorités ! Je les ai toujours défendues. Je ne touche à la dignité de personne. Je me battrai à leurs côtés pour leurs droits. Je suis ouverte à toute discussion, à tout débat. »

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