Les moulins à vent
«B-a-s-t-a-r-d ». Les lettres se détachent en rouge vif sur la statue érigée dans le parc du Golden Gate à San Francisco. Samedi, les vandales qui déboulonnent des statues depuis l’assassinat de George Floyd s’en sont pris au buste de Cervantès. Ce geste sacrilège a même suscité une protestation officielle de Madrid. Dans leur ignorance, ceux qui se prétendent les héritiers malheureux de l’esclavage ne savaient probablement pas que l’auteur de Don Quichotte avait lui-même été réduit en esclavage. En 1575, Miguel de Cervantès fut en effet capturé au large des Saintes-Maries-de-la-Mer par un navire barbaresque, ainsi qu’on appelait alors les Turcs. Détenu à Alger pour être racheté, il ne regagna l’Espagne que cinq ans plus tard.
Phénomène complexe s’il en est un, l’esclavage ne saurait se réduire à la vulgate moralisatrice qu’on nous sert ces jours-ci. La vérité est peut-être difficile à entendre, mais des citoyens romains aux planteurs de coton, en passant par les trafiquants africains et les califes arabes, ce crime contre l’humanité est peut-être le mieux partagé de tous.
La traite négrière transatlantique ne représente en effet qu’une partie de l’histoire. Les meilleurs auteurs, comme l’anthropologue Alain Testart (L’institution de l’esclavage, Gallimard), attestent d’une pratique qui ne fut l’apanage d’aucune nation, race ou religion. Et encore moins de l’Occident. « On le retrouve [l’esclavage] presque partout, y compris dans ces sociétés primitives que d’aucuns veulent encore voir à l’image plaisante du “bon sauvage” de nos philosophes du XVIIIe siècle », écrit-il. Parmi les peuples qui pratiquaient l’esclavage, Testart cite notamment les Iroquois et les Illinois.
Dès lors que, dès le Moyen Âge, l’esclavage sera banni du territoire européen et qu’on ne pourra plus réduire en esclavage un chrétien ou un musulman, il faudra aller chercher les esclaves de plus en plus loin, écrit-il. L’exploration tardive de l’Afrique, où la pratique était courante, explique probablement qu’on y captura des esclaves jusqu’à l’époque moderne. Il y avait, en 1900, « en Afrique occidentale plus d’esclaves que l’ensemble des Amériques n’en eut jamais à aucun moment de son histoire », écrit notamment le grand spécialiste Olivier Pétré-Grenouilleau (Les traites négrières, Gallimard).
C’est paradoxalement l’extension de la colonisation jusqu’au coeur du continent africain qui favorisera la prohibition de l’esclavage. Non seulement s’y pratiquait-il entre Africains, mais aussi depuis plus d’un millénaire à destination des pays arabo-musulmans — où il subsiste encore d’ailleurs. Selon certains auteurs, cette interdiction provoqua même l’effondrement d’un début de capitalisme autochtone fondé sur la traite.
J’ai toujours cru que c’était au fond cette reconnaissance du caractère quasi universel de l’esclavage qui avait choqué les militants qui, en 2018, ont provoqué l’annulation des représentations du spectacle SLĀV mis en scène par Robert Lepage. En 2005, pour des raisons identiques, l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau avait été pris à partie par des organisations militantes qui prétextaient, malgré l’évidente contradiction des termes, que la traite négrière avait été un génocide.
S’il y a une leçon à retenir de cette histoire, c’est que le colonialisme, l’esclavage et le racisme sont des catégories distinctes qu’on ne saurait confondre même si elles se recoupent parfois. De même, la division du monde en « Noirs » et « Blancs » n’est pas universelle. Elle est une création de l’histoire, de certains pays et de certaines époques. En 2015, quand une fusillade éclata dans une « église noire » de Charleston, il avait fallu expliquer à une partie des téléspectateurs français ébahis que cet adjectif ne désignait pas la couleur de l’église, mais des fidèles.
En France et au Québec, contrairement aux États-Unis et à l’Afrique du Sud, on n’a jamais réfléchi en ces termes, sauf à de rares moments que certains s’amusent à monter en épingle. Dans le pays des droits de l’homme, le premier député noir, Jean-Baptiste Belley, fut élu en… 1793 avec l’apparition du suffrage populaire. À titre de président du Sénat, le Guyanais Gaston Monnerville fut le second personnage de l’État de 1958 à 1968. En 1976, ce n’est pas un hasard si le premier député noir du Québec, Jean Alfred, fut un élu du Parti québécois.
En 2006, l’historien Pierre Nora avait cru discerner dans ces « règlements de compte avec le passé » une forme de « retour du refoulé historique ». En effet, dans une société démocratique, personne n’a à être débiteur ou créditeur des méfaits ou des souffrances de ses ancêtres. Si « les hommes naissent libres et égaux en droits », peu importe qu’ils soient l’arrière-petit-fils d’un aristocrate, d’un raciste, d’un esclave, d’un colonialiste ou d’un tueur en série. Nul n’est coupable des crimes de ses parents.
Au lieu de barbouiller des statues, il y aurait pourtant tellement à apprendre de ce pauvre hidalgo. N’est-ce pas lui qui, au lieu d’écouter son brave écuyer, prit les moulins à vent pour de redoutables géants ? Heureusement, nous apprend Cervantès, « s’il vécut en fol, il mourut homme sage ». Au moins avait-il l’excuse de la littérature.
Le colonialisme, l’esclavage et le racisme sont des catégories distinctes qu’on ne saurait confondre même si elles se recoupent parfois. De même, la division du monde en « Noirs » et « Blancs » n’est pas universelle. Elle est une création de l’histoire, de certains pays et de certaines époques.