Le Devoir

Les moulins à vent

- CHRISTIAN RIOUX

«B-a-s-t-a-r-d ». Les lettres se détachent en rouge vif sur la statue érigée dans le parc du Golden Gate à San Francisco. Samedi, les vandales qui déboulonne­nt des statues depuis l’assassinat de George Floyd s’en sont pris au buste de Cervantès. Ce geste sacrilège a même suscité une protestati­on officielle de Madrid. Dans leur ignorance, ceux qui se prétendent les héritiers malheureux de l’esclavage ne savaient probableme­nt pas que l’auteur de Don Quichotte avait lui-même été réduit en esclavage. En 1575, Miguel de Cervantès fut en effet capturé au large des Saintes-Maries-de-la-Mer par un navire barbaresqu­e, ainsi qu’on appelait alors les Turcs. Détenu à Alger pour être racheté, il ne regagna l’Espagne que cinq ans plus tard.

Phénomène complexe s’il en est un, l’esclavage ne saurait se réduire à la vulgate moralisatr­ice qu’on nous sert ces jours-ci. La vérité est peut-être difficile à entendre, mais des citoyens romains aux planteurs de coton, en passant par les trafiquant­s africains et les califes arabes, ce crime contre l’humanité est peut-être le mieux partagé de tous.

La traite négrière transatlan­tique ne représente en effet qu’une partie de l’histoire. Les meilleurs auteurs, comme l’anthropolo­gue Alain Testart (L’institutio­n de l’esclavage, Gallimard), attestent d’une pratique qui ne fut l’apanage d’aucune nation, race ou religion. Et encore moins de l’Occident. « On le retrouve [l’esclavage] presque partout, y compris dans ces sociétés primitives que d’aucuns veulent encore voir à l’image plaisante du “bon sauvage” de nos philosophe­s du XVIIIe siècle », écrit-il. Parmi les peuples qui pratiquaie­nt l’esclavage, Testart cite notamment les Iroquois et les Illinois.

Dès lors que, dès le Moyen Âge, l’esclavage sera banni du territoire européen et qu’on ne pourra plus réduire en esclavage un chrétien ou un musulman, il faudra aller chercher les esclaves de plus en plus loin, écrit-il. L’exploratio­n tardive de l’Afrique, où la pratique était courante, explique probableme­nt qu’on y captura des esclaves jusqu’à l’époque moderne. Il y avait, en 1900, « en Afrique occidental­e plus d’esclaves que l’ensemble des Amériques n’en eut jamais à aucun moment de son histoire », écrit notamment le grand spécialist­e Olivier Pétré-Grenouille­au (Les traites négrières, Gallimard).

C’est paradoxale­ment l’extension de la colonisati­on jusqu’au coeur du continent africain qui favorisera la prohibitio­n de l’esclavage. Non seulement s’y pratiquait-il entre Africains, mais aussi depuis plus d’un millénaire à destinatio­n des pays arabo-musulmans — où il subsiste encore d’ailleurs. Selon certains auteurs, cette interdicti­on provoqua même l’effondreme­nt d’un début de capitalism­e autochtone fondé sur la traite.

J’ai toujours cru que c’était au fond cette reconnaiss­ance du caractère quasi universel de l’esclavage qui avait choqué les militants qui, en 2018, ont provoqué l’annulation des représenta­tions du spectacle SLĀV mis en scène par Robert Lepage. En 2005, pour des raisons identiques, l’historien Olivier Pétré-Grenouille­au avait été pris à partie par des organisati­ons militantes qui prétextaie­nt, malgré l’évidente contradict­ion des termes, que la traite négrière avait été un génocide.

S’il y a une leçon à retenir de cette histoire, c’est que le colonialis­me, l’esclavage et le racisme sont des catégories distinctes qu’on ne saurait confondre même si elles se recoupent parfois. De même, la division du monde en « Noirs » et « Blancs » n’est pas universell­e. Elle est une création de l’histoire, de certains pays et de certaines époques. En 2015, quand une fusillade éclata dans une « église noire » de Charleston, il avait fallu expliquer à une partie des téléspecta­teurs français ébahis que cet adjectif ne désignait pas la couleur de l’église, mais des fidèles.

En France et au Québec, contrairem­ent aux États-Unis et à l’Afrique du Sud, on n’a jamais réfléchi en ces termes, sauf à de rares moments que certains s’amusent à monter en épingle. Dans le pays des droits de l’homme, le premier député noir, Jean-Baptiste Belley, fut élu en… 1793 avec l’apparition du suffrage populaire. À titre de président du Sénat, le Guyanais Gaston Monnervill­e fut le second personnage de l’État de 1958 à 1968. En 1976, ce n’est pas un hasard si le premier député noir du Québec, Jean Alfred, fut un élu du Parti québécois.

En 2006, l’historien Pierre Nora avait cru discerner dans ces « règlements de compte avec le passé » une forme de « retour du refoulé historique ». En effet, dans une société démocratiq­ue, personne n’a à être débiteur ou créditeur des méfaits ou des souffrance­s de ses ancêtres. Si « les hommes naissent libres et égaux en droits », peu importe qu’ils soient l’arrière-petit-fils d’un aristocrat­e, d’un raciste, d’un esclave, d’un colonialis­te ou d’un tueur en série. Nul n’est coupable des crimes de ses parents.

Au lieu de barbouille­r des statues, il y aurait pourtant tellement à apprendre de ce pauvre hidalgo. N’est-ce pas lui qui, au lieu d’écouter son brave écuyer, prit les moulins à vent pour de redoutable­s géants ? Heureuseme­nt, nous apprend Cervantès, « s’il vécut en fol, il mourut homme sage ». Au moins avait-il l’excuse de la littératur­e.

Le colonialis­me, l’esclavage et le racisme sont des catégories distinctes qu’on ne saurait confondre même si elles se recoupent parfois. De même, la division du monde en « Noirs » et « Blancs » n’est pas universell­e. Elle est une création de l’histoire, de certains pays et de certaines époques.

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