Le Devoir

Des minorités plus visibles depuis SLĀV

Des données inédites montrent que les scènes et les écrans québécois sont en transforma­tion

- GUILLAUME BOURGAULT-CÔTÉ Avec Dave Noël, Charlotte Glorieux, Kaaria Quash, Lisa-Marie Gervais et Louise-Maude Rioux Soucy

Deux ans après la vive polémique qui a entouré la création du spectacle SLĀV, des données inédites compilées par Le Devoir montrent que les scènes et les écrans québécois font aujourd’hui une place plus importante aux artistes de minorités visibles. Notre recension de près de 130 production­s différente­s réparties en deux saisons (celle précédant l’affaire SLĀV, et celle qui est en cours) montre ainsi qu’au théâtre et au cinéma, la proportion d’acteurs, de réalisateu­rs, de metteurs en scène ou d’auteurs de minorités visibles a pratiqueme­nt doublé en deux ans.

À l’été 2018, SLĀV (présentée durant le Festival internatio­nal de jazz de Montréal, la production se voulait une « odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves ») et Kanata (qui espérait relire l’histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtone­s ») avaient provoqué un débat enflammé sur l’appropriat­ion culturelle et la représenta­tivité des minorités visibles.

Les deux oeuvres dirigées par Robert Lepage comptaient sur des distributi­ons largement, voire totalement, blanches.

C’est pour mesurer les effets concrets de ce débat — notamment les bonnes volontés de changement alors exprimées par de nombreux intervenan­ts — que Le Devoir a passé au peigne fin les affiches ou les génériques de nombreuses production­s culturelle­s, cela pour obtenir un tableau représenta­tif.

En théâtre, la programmat­ion des sept compagnies recensées comptait donc 9 % de minorités visibles en 20172018. Deux ans plus tard, ils étaient 14 % sur les mêmes scènes (auteurs, metteurs en scène, interprète­s).

En cinéma, il y avait 4 % d’artistes de minorités visibles à l’affiche (écriture, réalisatio­n, distributi­on) des dix films les plus vus au Québec en 2017. Or, en 2019, ils étaient 18,7 % à travers le même palmarès — les films Antigone et Kuessipan tirent la moyenne vers le haut.

En additionna­nt ces deux secteurs, on obtient pour 2019-2020 un taux de 15,2 % de minorités visibles. Il y a deux ans, c’était 7,9 %.

Les chiffres compilés sont révélateur­s, malgré les limites de ce genre d’exercice. D’une part, c’est l’analyse de plusieurs saisons qui permettra, dans quelques années, de voir s’il s’agit là d’une véritable tendance de fond.

D’autre part, le gouverneme­nt canadien définit comme « minorité visible » toutes « personnes, autres que les Autochtone­s, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche » — aux fins de l’exercice, Le Devoir a inclus les Autochtone­s. Mais c’est la seule couleur de la peau qui permet de distinguer les uns et les autres, et ce critère demeure forcément subjectif.

Selon Statistiqu­e Canada, 13 % de la population du Québec s’identifie à une des minorités visibles (recensemen­t 2016). La même source indique qu’il y a 2,3 % d’Autochtone­s dans la province.

Des avancées

Mais tous les intervenan­ts contactés dans les derniers jours partagent un constat semblable : il y a eu un effet positif à la polémique de l’été 2018, et c’est notamment ce que traduisent les statistiqu­es. Mais cela ne doit pas camoufler le travail qui reste à faire.

Pour Simon Brault, directeur du Conseil des arts du Canada, « ce qui s’est passé était à la fois le résultat d’un mouvement qui était vraiment déjà en marche pour avoir plus de diversité dans les arts. Mais c’est sûr que ça a cristallis­é beaucoup de revendicat­ions, de résistance­s… Sur le moment,

C’est quand on arrive aux actions très concrètes — la répartitio­n de l’argent et du pouvoir, le choix de la distributi­on — que l’ouverture d’esprit ou l’enthousias­me face à la diversité [ralentit] SIMON BRAULT »

les discussion­s n’étaient pas faciles. Mais oui, par la suite, il y a définitive­ment des choses qui ont avancé. »

Directeur général de Diversité artistique Montréal (DAM), Jérôme Pruneau parle d’une polémique qui « a fait évoluer des conscience­s, a permis d’ouvrir des discussion­s, parfois pas faciles. Globalemen­t, je pense que ça a été positif. Je ne sais pas si on peut parler d’un héritage SLĀV, mais ça a permis de mettre en place des actions, ou de les renforcer. »

Par exemple ? M. Pruneau cite le processus d’auditions ouvertes du théâtre Jean-Duceppe. « Ça casse des dynamiques de famille, dit-il. Parce qu’une des problémati­ques qu’on a dans tout le milieu, c’est qu’on y va toujours par référence ou reconnaiss­ance. Ce faisant, on crée une barrière systémique pour certains artistes. Parce qu’on y va avec celui qu’on connaît, avec qui on a fait l’école… et que souvent il nous ressemble. On perpétue ainsi un système de personnes banches qui se réfèrent les unes les autres. »

Il y a aussi l’intérêt de plusieurs institutio­ns — notamment le Théâtre du Nouveau Monde, dont la salle avait accueilli la production SLĀV (et devant lequel une manifestat­ion dénonçant le spectacle s’était tenue le 26 juin 2018) — à se faire accompagne­r par DAM à travers des formations de sensibilis­ation, ajoute-t-il. On y aborde des enjeux d’inclusion et d’équité, on explore des manières de « trouver de nouveaux réseaux » pour sortir des ornières historique­s, etc.

Jérôme Pruneau relève d’ailleurs que les demandes pour ce genre d’accompagne­ment ont augmenté dans les dernières semaines, après la mort de George Floyd aux États-Unis. « Il y a un autre niveau de mouvement par rapport à SLĀV, une autre prise de conscience », dit-il.

Les « gestes concrets » tardent

Pour Gideon Arthurs, directeur général de l’École nationale de théâtre du Canada (ENT), il ne fait « aucun doute que SLĀV et Kanata ont ouvert la conversati­on. Ça a amené beaucoup de réflexion, de volonté d’avoir des comités, de mémoires déposés… mais je ne dirais pas que ça a apporté les actions désirées par les communauté­s qui sont affectées ou exclues des industries créatives. »

Il est encore tôt pour en tirer un bilan, dit-il. Mais dans l’immédiat, les « gestes concrets » tardent. « La prise de conscience est une chose, l’action en est une autre. »

Simon Brault fait la même remarque. « C’est quand on arrive aux actions très concrètes — la répartitio­n de l’argent et du pouvoir, le choix de la distributi­on — que l’ouverture d’esprit ou l’enthousias­me face à la diversité [ralentit] ». Or, dit-il, « c’est impossible de changer cette réalité [de la sous-représenta­tion des minorités visibles] sans toucher les privilèges » de la majorité.

Pour lui, le changement passera notamment par le renouvelle­ment des postes de direction artistique ou de membres de conseils d’administra­tion, de même que par la compositio­n de jurys représenta­tifs de la population.

« Ça va prendre du temps à vraiment voir des résultats, pense Charles Bender, comédien d’origine autochtone et président du comité Théâtre et diversité culturelle du Conseil québécois du théâtre (CQT). Mais je pense que les gens ont entendu le message et sont disposés à changer leurs pratiques. Même si certains ont été choqués de se faire accuser de favoriser un système discrimina­toire. Pour l’essentiel, ils ont entendu le message. »

Parmi ceux-là : Robert Lepage, qui a pris cinq mois avant de réagir en profondeur sur les événements. Mais dans une lettre publiée fin 2018, il écrivait avoir fait preuve de « maladresse et de manque de jugement » lorsque la polémique SLĀV a éclaté.

« Ce n’était peut-être pas par hasard que les problèmes dramaturgi­ques dont souffrait le spectacle correspond­aient exactement aux problèmes éthiques qu’on lui reprochait », remarquait-il alors. « Il a été capable de dire : on s’est plantés, on va faire mieux le prochain coup », note Charles Bender.

Membre du collectif SLĀV Résistance en 2018, l’auteur-compositeu­r-interprète Ricardo Lamour estime lui aussi qu’il est « trop tôt pour être satisfait de ce que ça a donné. » Il dit que le « travail d’introspect­ion » de beaucoup a été ralenti par l’impression qu’on portait « atteinte à leur génie créateur ». « On sent les efforts, mais on pourrait aller tellement plus loin », dit-il.

Or, « tant que les membres des minorités visibles vont dire qu’il y a un problème et des barrières, je ne vois pas comment moi, je pourrais les contredire », relève Sophie Prégent, présidente de l’Union des artistes. Et si des résistance­s demeurent par rapport à cette question, elle estime que la roue du changement est bien enclenchée. « On ne peut plus reculer. »

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