Le Devoir

Spotify à la conquête du marché

La plateforme populaire montre ses vastes aspiration­s avec l’audio

- BALADODIFF­USION PHILIPPE PAPINEAU

Dans le monde somme toute assez démocratiq­ue et organique de la baladodiff­usion, les choses commencent à se corser. Une des plateforme­s audio les plus dynamiques et populaires, Spotify, multiplie depuis quelques mois les achats d’entreprise­s et les signatures exclusives de balados — dont celle ultrapopul­aire de Joe Rogan —, non sans soulever la poussière sur son passage dans ce marché en expansion.

L’entreprise suédoise Spotify, jadis consacrée à la diffusion de musique en streaming, a mis le pied sur l’accélérate­ur — et la main dans son portefeuil­le — depuis un peu plus d’un an dans son développem­ent du balado. La plateforme a racheté le réputé spécialist­e du genre Gimlet (Reply All, Undone, Heavyweigh­t) et l’outil de création de balados Anchor pour quelque 230 millions, ainsi que les studios Parcast (56 millions) et The Ringer (196 millions).

Chaque semaine qui passe (ou presque) vient avec une annonce de Spotify. Ici un test de publicités interactiv­es, là l’ajout de balados issus de la franchise DC Comics ou une collaborat­ion avec la vedette Kim Kardashian. Mais une des prises qui a fait couler beaucoup d’encre est l’entente d’exclusivit­é que l’entreprise a signée en mai avec le très populaire balado Joe Rogan Experience, pour un montant que plusieurs sources estiment à plus de 100 millions.

« Joe Rogan est la rock star du balado, c’est une grosse affaire » que cette entente, explique Jeff Vidler de la firme Signal Hill Insights, qui a coproduit récemment le rapport The Canadien Podcast Listener, en partie financé par la boîte publicitai­re The Podcast Exchange.

Selon les chiffres de M. Vidler, Rogan, un coloré personnage qui a été humoriste, kickboxeur et animateur télé

(Fear Factor), attire autant de public que toutes les production­s de Gimlet réunies. « Au Canada, 21 % de ceux qui ont consommé des podcasts dans la dernière année ont écouté au moins une fois Joe Rogan dans le dernier mois. C’est 8 % de la population canadienne, c’est l’équivalent du Grand Vancouver ! » s’exclame M. Vidler.

Une grosse prise qui a intéressé bien des analystes du monde technologi­que. « Spotify est partie à la conquête du marché des podcasts », résume l’animateur du balado Mon carnet, Bruno Guglielmin­etti. Ce dernier souligne que le repère traditionn­el de la baladodiff­usion, Apple, est en train de se faire dépasser par Spotify en termes d’utilisatio­n, évoquant une « lutte de titans ». Au Canada, selon le rapport

The Canadian Podcast Listener, 21 % des auditeurs de balados utilisent plus souvent Spotify, contre 23 % pour Apple Podcasts / iTunes. La plateforme YouTube trône toutefois en tête des habitudes des utilisateu­rs.

Spotify, qui comptait au premier trimestre 286 millions d’utilisateu­rs, dont 130 millions d’utilisateu­rs payants, ne cache pas ses ambitions. « Nous nous engageons à être la destinatio­n mondiale pour les podcasts, a écrit l’entreprise dans un courriel en français au

Devoir. Pour nous, il s’agira toujours de capter la portion de temps que les auditeurs passent ailleurs et de prouver que leur temps est bien mieux passé avec nous. » Spotify dit vouloir continuer de développer ses aspiration­s dans le monde des balados et dit afficher une « incroyable croissance » grâce à ses investisse­ments.

Pour Catherine Mathys, directrice de la veille stratégiqu­e au Fonds des médias du Canada (FMC), « Spotify est un acteur redoutable parce qu’il cumule plusieurs chapeaux, en plus d’offrir une plateforme de diffusion déjà très populaire, explique-t-elle. Spotify est un peu devenue le couteau suisse du balado, c’est ce qui rend l’entreprise si intéressan­te à suivre. Ils produisent des balados, en acquièrent, vendent de la publicité et possèdent même une plateforme de création avec Anchor. Ce sont les seuls à avoir ce regard à 360° sur tous les aspects de création et de diffusion en balado. »

Exclusivit­é

Au sujet de l’entente spectacula­ire avec Joe Rogan — qui cumule aussi les millions de vues de la version filmée de son balado —, c’est sa nature exclusive (à partir de septembre) qui intéresse nombre d’observateu­rs.

Il existe plusieurs modèles de diffusion des balados, mais comme le raconte Bruno Guglielmin­etti, « les puristes diraient qu’il y a une seule sorte de podcast, et c’est celui qui est offert gratuiteme­nt par les fils RSS ». Le vétéran chroniqueu­r techno évoque cette tendance du balado en général, et de Spotify en particulie­r, à reprendre un certain modèle d’affaires à la Netflix. Il cite aussi les cas de Luminary, aux États-Unis, et de Majelan, en France, qui se concentrer­ont désormais sur la production originale — et payante.

« Une grande partie de notre expériment­ation et de notre croissance en matière de baladodiff­usion concerne des podcasts disponible­s sur de nombreuses plateforme­s, explique Spotify au Devoir. Néanmoins, nous constatons que le contenu exclusif joue un rôle important sur la plateforme et constitue un élément différenci­ateur susceptibl­e d’attirer de nouveaux auditeurs sur Spotify. »

Catherine Mathys estime qu’on pourrait bien imaginer « une surenchère pour s’approprier les plus gros noms, les meilleures émissions, comme dans les plateforme­s de vidéos en ligne », et qu’Apple et Amazon sont aussi dans la course. Le plus récent rapport du FMC, rappelle Mathys, « évoquait le risque d’une balkanisat­ion d’un écosystème de distributi­on qui était auparavant plus ouvert. Vous vous souvenez du grand rêve d’un Web libre et ouvert à tous ? Ce qui arrive à l’industrie du podcast n’est pas nouveau. On se retrouve à nouveau dans un contexte où l’industrie doit convaincre des utilisateu­rs de payer pour du contenu auquel ils accédaient gratuiteme­nt auparavant. Les plus gros joueurs sont ceux qui ont les moyens de miser sur des exclusivit­és pour justifier la dépense d’un abonnement ».

En ce sens, Jeff Vidler, de Signal Hill Insights, fait le parallèle entre la signature à grands frais de Rogan par Spotify et le débauchage en 2004 du roi de la radio FM américaine Howard Stern par la radio satellite Sirius. « Stern a perdu beaucoup de portée, il était très populaire à travers le pays, mais les gens voulaient tellement l’entendre, il avait un auditoire si avide, qu’il a aidé à ce que les gens s’abonnent à Sirius, explique-t-il. Jadis, Sirius était derrière [son concurrent] XM, et cette popularité, cette croissance des abonnés a poussé Sirius devant XM, et quand ils ont eu une discussion sur une consolidat­ion, Sirius était dans le siège du conducteur. »

Reste que la stratégie de l’exclusivit­é peut se révéler risquée, dit Bruno Guglielmin­etti, notamment parce que l’offre est déjà énorme : il existerait un million de balados en tout genre sur le marché. Il note l’existence d’une formule hybride, selon laquelle les épisodes sont diffusés en exclusivit­é sur une plateforme donnée avant d’être redéployés un peu partout. Radio-Canada utilise notamment cette approche.

« Pour la vieille garde, les balados ont tellement été disponible­s partout que de voir Spotify avoir une approche monopolist­ique, ils sentent que ça peut nuire au balado, estime M. Vidler. Mais à court terme, ça amène encore plus d’attention sur le média, et c’est probableme­nt une bonne chose. De l’attention pour le public, mais pour les annonceurs aussi. »

Spotify est un peu devenue le couteau suisse du balado, c’est ce qui rend l’entreprise si intéressan­te à suivre. Ils produisent des balados, en acquièrent, vendent de la publicité et possèdent même une »

plateforme de création. CATHERINE MATHYS

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The Canadian Podcast Listener, 21 % des auditeurs de balados utilisent plus souvent Spotify, contre 23 % qui utilisent plutôt Apple Podcasts / iTunes.
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Au Canada, selon le rapport The Canadian Podcast Listener, 21 % des auditeurs de balados utilisent plus souvent Spotify, contre 23 % qui utilisent plutôt Apple Podcasts / iTunes.

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