Le Devoir

Acheter la paix

- MARIEANDRÉ­E CHOUINARD

Le groupe agrochimiq­ue et pharmaceut­ique Bayer a conclu mercredi une entente qui prévoit le versement de quelque 15 milliards de dollars ayant pour effet direct de mettre fin à 75 % des 125 000 réclamatio­ns intentées aux États-Unis par des Américains ayant souffert d’un cancer qu’ils imputent à une surexposit­ion au Roundup, cet herbicide fait à base de glyphosate. La société allemande qui a racheté Monsanto en 2018, avec à sa traîne nombre de poursuites judiciaire­s, prévoit dans le règlement à l’amiable un dispositif permettant de gérer les risques de poursuites futurs.

Les montants sont si impression­nants qu’ils donnent l’impression d’une victoire, mais qu’on ne s’y trompe pas : celle-ci est en demi-teinte. Bayer poursuivra ses lucratives activités de commercial­isation de par les champs du monde. Elle s’évite le tourment des procédures juridiques ternissant son image. Elle achète la paix, littéralem­ent, en refoulant les poursuites éventuelle­s. Elle n’admet pas la moindre responsabi­lité car, sur le plan légal, ce règlement n’est en rien un aveu de culpabilit­é. Elle n’a pas la moindre obligation d’ajouter aux emballages du populaire herbicide un lien de causalité avec le développem­ent d’un cancer. Ce lundi, une cour d’appel en Californie a d’ailleurs annulé un précédent jugement obligeant Monsanto à diffuser le risque de cancer sur les étiquettes de Roundup.

Tout cela laisse donc un goût amer. Dans le sillage de milliers de personnes pouvant espérer une compensati­on financière bien réelle et qui n’est pas à dénigrer, le véritable soupir de soulagemen­t, c’est Bayer qui le pousse. Une embarrassa­nte saga judiciaire prend fin, et avec elle l’espoir pour le géant de tourner la page. Tout dans ce dossier souffre de l’absence de conclusion­s claires. Ce dernier chapitre ne fera pas exception à la règle : il ne condamne pas réellement et évite de traiter le fond de la question, mais comme pour d’autres dossiers réglés sous couvert d’entente, on peut quand même espérer que ce premier pas soit perçu comme une rebuffade dans le dossier noir du glyphosate, et qu’il fasse réfléchir les autorités qui en avalisent encore l’utilisatio­n — dont le Canada.

Pour la vaste majorité des requérants, un même profil : une surexposit­ion au glyphosate par le truchement du Roundup au cours de leur vie liée à l’agricultur­e ; et le développem­ent d’un cancer, pour beaucoup un lymphome non hodgkinien. Une agence de l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS) a classé en 2015 le glyphosate comme un cancérigèn­e « probable », ce qui suffit à plusieurs groupes pour demander au Canada de bannir l’homologati­on du glyphosate et au Québec d’agir de manière ferme pour mieux protéger les agriculteu­rs des effets néfastes du produit. Il s’agit encore du pesticide le plus utilisé dans le monde avec plus de 800 000 tonnes du désherbant répandues chaque année. Le groupe de pression montréalai­s Vigilance OGM a lancé la semaine dernière une campagne de sensibilis­ation sur les effets néfastes possibles du glyphosate en révélant que les deux tiers des 40 cobayes vedettes ayant accepté de faire tester leur urine se retrouvaie­nt avec une présence de l’ingrédient toxique dans leur échantillo­n.

En 2019, le Canada a accepté de renouveler l’autorisati­on du glyphosate pour quinze ans, sous de vives protestati­ons, car la précédente homologati­on semblait avoir été faite à partir d’études manipulées par la compagnie. Voilà d’ailleurs l’un des plus grands vices de régulation autour de ces dossiers pointant la santé et l’environnem­ent : les agences réglementa­ires effectuent leur analyse en demandant aux entreprise­s de fournir les résultats de leurs propres études sur leurs propres produits. Ce n’est pas la recherche indépendan­te qui sert à déterminer si on approuve ou si on renouvelle l’homologati­on d’un produit, et ce, même si des scientifiq­ues indépendan­ts ont pointé en amont la dangerosit­é du produit.

Quel impact aura ce jugement sur les cinq actions collective­s au Canada ? Les avis divergent, certains y voyant la probabilit­é qu’un règlement se joue aussi en faveur des plaignants — ce dont Bayer Canada se défend — d’autres refusant d’appliquer ce raisonneme­nt facile. En dehors de ces recours qui panseront les plaies des citoyens malades, c’est vers le politique et la recherche d’organes régulateur­s indépendan­ts qu’il faut se tourner pour espérer soit une interdicti­on en bonne et due forme, soit un contrôle basé sur des données scientifiq­ues probantes.

Voilà l’un des plus grands vices de régulation autour de ces dossiers pointant la santé et l’environnem­ent : les agences réglementa­ires effectuent leur analyse en demandant aux entreprise­s de fournir les résultats de leurs propres études sur leurs propres produits.

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