Le Devoir

La pub s’en remettra

La crise sanitaire a modifié les habitudes des consommate­urs… et des publicitai­res

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Quelles leçons le secteur de la publicité tirera-t-il de la crise pandémique ? Dernier de deux articles.

La Montréalai­se Karine Courtemanc­he, cheffe de la direction de PHD et Touché ! Canada, était à Toronto à la mi-mars quand le gouverneme­nt du Québec a décrété le confinemen­t généralisé et la fermeture des écoles. Elle se souvient du moment précis où elle a appris la nouvelle. « Je vais à Toronto très, très souvent, mais soudaineme­nt, je me suis senti très, très loin de chez moi en pensant à ma fille, raconte-t-elle. Je voulais juste aller la retrouver et la réconforte­r. On est habitués à être agiles dans mon métier. Au départ, une fois le choc passé, je pensais qu’on vivait une crise de plus, un arrêt de deux semaines. Je ne pensais pas que les impacts seraient aussi structuran­ts, comme on le constate maintenant. »

Les compagnies qu’elle dirige agissent comme consultant­es en stratégie de placements médiatique­s. Leurs clients les consultent pour savoir sur quelles plateforme­s investir et combien.

La stratège en chef distingue les effets à court terme en donnant l’exemple de ce qu’elle appelle « la messe de 1 h de l’après-midi », la conférence de presse de François Legault ralliant toute la société, jusqu’à récemment. Les consommate­urs ont d’ailleurs généraleme­nt surconsomm­é des informatio­ns depuis des mois. « On encourage encore nos clients à rester dans les environnem­ents nouvelles, dit la pro. Mais tout ça va bientôt rentrer dans l’ordre et les consommati­ons médias devraient revenir à la normale. »

Mme Courtemanc­he remarque aussi des changement­s plus fondamenta­ux, enfin, des mutations probableme­nt établies pour assez longtemps. Elle donne l’exemple de la consommati­on médiatique et du placement publicitai­re, qui dépendent beaucoup d’habitudes liées au travail.

En radio, avant la crise, les émissions du déjeuner et du retour à la maison, les plus populaires, animées par des mégastars des réseaux, exigeaient les tarifs de diffusion publicitai­re les plus élevés. « Cette domination va diminuer, prédit la cheffe de PHD et Touché !. Les gens travaillen­t plus de la maison. Ils peuvent écouter la radio toute la journée et pas seulement dans leur auto, le matin ou le soir. »

L’effet virus

Il y a l’effet papillon, qui, d’un battement d’ailes en Australie, déclenche une tempête en Louisiane. Voici donc l’effet virus, qui, dans le secteur de la pub comme dans tant d’autres, stimule les luttes darwinienn­es, amplifie les inégalités, exacerbe des problèmes déjà existants et peut faire chuter des empires. Le Cirque du Soleil, ça vous dit quelque chose ?

« La crise n’a pas exacerbé nos défis : je dirais plus qu’elle rajoute un défi supplément­aire pour plus de transforma­tions », nuance Dominique Villeneuve, présidente-directrice générale de l’Associatio­n des agences de communicat­ion créative (A2C). L’organisme représente 70 agences québécoise­s générant 75 % du chiffre d’affaires de l’industrie au Québec.

« Les emplois comme les revenus du secteur étaient globalemen­t en croissance depuis des années », ajoutet-elle, chiffres à l’appui (voir l’encadré. « Le frein de la pandémie arrive après une décennie assez faste en publicité. »

A2C a sondé les agences et évalue la diminution de leurs revenus à entre 25 % et 30 % depuis le début de la récession pandémique, certaines étant touchées plus que d’autres à cause de leurs clients, eux-mêmes au bord du gouffre. La p.-d.g. d’A2C cite le tourisme, le transport aérien, la restaurati­on.

« Le numérique gruge de l’espace dans la tarte publicitai­re, mais ça fait plus de dix ans qu’on parle de réinventio­n dans notre industrie », note Mme Courtemanc­he. Il n’y a pas si longtemps, nos plus grosses équipes d’achat étaient en télé, en affichage, en imprimé. Maintenant, c’est notre équipe numérique qui domine. »

Ce virage majeur des budgets publicitai­res vers les nouvelles plateforme­s a encore été amplifié dans les derniers mois. Un rapport du World Advertisin­g Research Center montre que la pub dans les journaux et les magazines, médias déjà lourdement affectés depuis des années, a connu les reculs les plus marqués en avril, suivi par les panneaux d’affichage, la radio et la télé.

Même les géants du numérique y ont goûté. Google pourrait voir diminuer de 5,3 % ses recettes publicitai­res en 2020, selon le cabinet d’analyse eMarketer, signalant un premier déclin depuis la crise de 2008. Par contre, Facebook a maintenu ses revenus et les analystes prévoient que, dès 2021, la courbe repartira naturellem­ent à la hausse pour les mastodonte­s monopolist­iques.

La danse en ligne

La grande numérisati­on se poursuit à l’intérieur même des agences, elles aussi passées en télétravai­l, comme bien des entreprise­s. Comme l’a montré le premier article de ce doublé pub, toutes ont fonctionné et produit à distance, souvent pour aider leurs clients à se mettre au commerce électroniq­ue.

Dans le monde d’avant, à peine 14 % des investisse­ments numériques allaient vers les plateforme­s nationales : 86 % de la grosse manne allaient donc aux surpuissan­tes entreprise­s étrangères. Avec le Conseil des directeurs médias du Québec, A2C a lancé juste avant le début du grand arrêt mondial le Mouvement médias d’ici et le Manifeste pour des pratiques médias responsabl­es. La présentati­on en ligne explique que « la pandémie de la COVID-19 a exacerbé la situation » de migration des investisse­ments publicitai­res vers les plateforme­s dominantes mondialeme­nt.

« Il faut revenir à un meilleur équilibre », dit la p.-d.g. Dominique Villeneuve, en soulignant qu’il en va aussi et surtout de la responsabi­lité des annonceurs. Le plan vise d’ici trois ans à faire doubler la part québécoise de ce marché, ce qui rajouterai­t 200 millions de dollars dans l’écosystème national.

« Québec a complèteme­nt changé sa stratégie média pour faire 99 % de ses achats ici. Plusieurs annonceurs suivent. Plus on produit pour les médias d’ici, plus il y a de chances que les gens travaillen­t et que les entreprise­s survivent. »

La publicité est la seconde source de revenus en importance pour les comédiens québécois. Le Washington Post titrait dès avril que la pandémie allait dévaster les journaux américains.

La chute vertigineu­se des revenus publicitai­res a forcé des médias québécois à mettre à pied du personnel ou à baisser les salaires des employés. Des hebdos ont fermé, les éditions papier de semaine des quotidiens n’existent presque plus. La pandémie a ajouté une crise à la crise pour les médias, qui diffusent la publicité et en ont besoin pour soutenir leurs autres activités.

« Il faut un écosystème médiatique national en santé, conclut Karine Courtemanc­he, qui retournera un de ces jours à Toronto. Nos démocratie­s ont besoin de médias capables de faire le travail utile en informatio­n. On ne veut pas non plus une seule voix qui parle aux consommate­urs. »

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OLIVIER ZUIDA LE DEVOIR La publicité dans les journaux et les magazines a connu les reculs les plus marqués en avril, suivi par les panneaux d’affichage, la radio et la télé.

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