Le Devoir

Pas suivis... mais informés en cas d’exposition

Les technologi­es numériques de recherche de contacts continuent de soulever de nombreuses questions et inquiétude­s

- CORONAVIRU­S Stéphane Roche Professeur de sciences géomatique­s, Université Laval

Depuis le début de la pandémie, nous sommes nombreuses et nombreux à multiplier les efforts afin d’inviter nos gouverneme­nts à engager un véritable débat public et institutio­nnel à propos du choix et du déploiemen­t des technologi­es numériques de recherche de contacts. Je me suis personnell­ement exprimé à différente­s reprises et sur différents médias pour rappeler quelques éléments factuels assez simples :

— Des doutes sérieux persistent quant à l’efficacité des applicatio­ns utilisant le protocole Bluetooth ;

— Pour produire quelques résultats, une adoption et un usage massif des applicatio­ns sont requis ;

— Le risque de vol ou d’usage frauduleux des informatio­ns personnell­es collectées est réel ;

— Le risque de voir l’usage de ces technologi­es survivre à la fin de la pandémie est réel ;

— Le risque de voir leur usage volontaire se transforme­r en injonction sous la pression sociale est réel ;

— Dans la très grande majorité des États démocratiq­ues qui ont fait l’économie d’un débat public et d’un engagement politique ferme, le déploiemen­t de ces technologi­es est un échec.

Pourtant, le 18 juin dernier, le premier ministre Trudeau, puis le premier ministre de l’Ontario annonçaien­t qu’une applicatio­n nationale de recherche de contacts sera lancée et testée en Ontario au début juillet. Justin Trudeau nous garantit qu’aucune donnée personnell­e, incluant la géolocalis­ation, ne sera recueillie. Il invite la

Dans la très grande majorité des États démocratiq­ues qui ont fait l’économie d’un débat public et d’un engagement politique ferme, le déploiemen­t de ces technologi­es est un échec

population à utiliser l’applicatio­n dès qu’elle sera disponible et compte sur un taux d’adhésion de 50 %.

L’applicatio­n COVID Shield, c’est son nom, fonctionne en mode décentrali­sé. Elle s’appuie sur la technologi­e développée par Apple et Google. Elle utilise le protocole Bluetooth des téléphones cellulaire­s pour enregistre­r les contacts qui passent à proximité. Si l’un de ces contacts est déclaré positif à la COVID-19, il est alors invité à téléverser ses données sur un serveur central (qui devrait être géré par Service numérique canadien ; le recours à des serveurs Web d’Amazon n’est pas exclu), par l’entremise duquel des notificati­ons sont envoyées à tous les usagers de sa chaîne de contacts. Les conditions qui entourent cette annonce sont discutable­s sur deux plans au moins.

Critiques

Sur le plan du choix de l’applicatio­n, en ayant privilégié le lobbying opaque de Shopify et de BlackBerry plutôt qu’un audit ouvert et transparen­t de l’ensemble des solutions technologi­ques qui avaient été proposées au gouverneme­nt (incluant celle de Mila), ce dernier crée un doute légitime quant à la pertinence des critères qui ont guidé la décision. On nous sert, d’un côté, un site Web COVID Shield de « propagande » commercial­e et, de l’autre, une page GitHub, que seuls des spécialist­es de programmat­ion informatiq­ue peuvent comprendre.

Sur le plan de la communicat­ion justement : soyez rassurés, le Canada ne se dotera pas d’une applicatio­n de recherche de contacts, mais comme on peut le lire sur le site Web de COVID Shield, d’une « technologi­e de notificati­on d’exposition fournie par Apple et Google, dont l’approche scrupuleus­e en matière de confidenti­alité n’a pas d’équivalent sur le marché actuel ». N’en jetez plus ! Vous pouvez sourire, vous et vos contacts ne serez pas suivis, mais vous serez informés en cas d’exposition. Ce basculemen­t sémantique me laisse aussi le goût d’un doute amer. D’ailleurs, les références à la contributi­on explicite de Shopify, de BlackBerry et du gouverneme­nt de l’Ontario au développem­ent de COVID Shield, présentes sur le site Web lors de son lancement, ont aujourd’hui disparu. On peut en revanche y lire que l’applicatio­n est le fruit des efforts d’un groupe de bénévoles de chez Shopify. Tout est dans les mots…

Tout ceci est regrettabl­e, car, dans de telles conditions, je vois mal l’applicatio­n COVID Shield faire l’objet d’une adhésion volontaire massive et d’un usage proactif. Comment alors pourraitel­le constituer un outil complément­aire aux mesures de recherche téléphoniq­ue et de sondage ? Le gouverneme­nt Legault, de son côté, fait acte d’autant de transparen­ce que le gouverneme­nt fédéral. Dans un tel contexte, connaissan­t les limites techniques de ces applicatio­ns et leurs risques éthiques, pourquoi donc devrions-nous faire preuve d’un plus grand engouement dans leur utilisatio­n, que celui dont nos dirigeants ont jusqu’à présent fait preuve dans leur déploiemen­t ?

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