Le privilège blanc, la chronique de Josée Blanchette
De l’apartheid à Mouton blanc, que de chemin parcouru
Au musée de l’apartheid de Johannesburg, on vous remet de façon aléatoire un billet qui vous donne accès à l’une des deux entrées. Celle pour les Blancs et celle pour les autres. Comme à l’époque. Durant les quasi cinquante ans qu’a duré l’apartheid en Afrique du Sud, jusqu’en 1994, tout était divisé en Blancs et non-Blancs, ou plutôt entre privilégiés et le reste. En mars dernier, j’ai reçu un billet pour l’entrée des Blancs et l’homme noir qui m’accompagnait, directeur d’une ONG contre le racisme basée en Angleterre, a pigé l’entrée des non-Blancs. Nous nous sommes regardés d’un air gêné. Malaise diffus. Le savoir est une chose, le vivre en est une autre.
Reconnaître un privilège lorsqu’on est né avec, que ce soit son sexe — oui, oui, le boys’club — ou la couleur de sa peau, son code postal, son statut social ou sa race, son nom ou sa langue, apparaît impossible à certains. Normal. Tu es né avec.
En promotion ces jours-ci, je comptais le nombre de titres portant le nom de Dany Laferrière dans ma bibliothèque. Douze sur trente-deux romans écrits. Je ne retrouve plus Comment faire l’amour avec un *bip* sans se fatiguer. Je ne voudrais pas perdre mon emploi ou faire l’objet d’une enquête comme l’animatrice Wendy Mesley de CBC pour avoir eu le malheur de prononcer le mot en N en me référant à un ouvrage (Nègres blancs d’Amérique, le bestseller de Pierre Vallières, en 1968).
« Only a N* can call me a N*», disait un de mes ex qui n’avait pas lu la biographie de Malcolm X mais vivait une forme de racisme quotidien à Miami, comme barman et comme résident américain. Notre couple dérangeait davantage là-bas qu’ici. Une des premières lois de l’apartheid en Afrique du Sud, alors que les Blancs ne représentaient que 21 % de la population en 1948, est d’ailleurs de prévenir les mariages mixtes et toute relation sexuelle entre Blancs et non-Blancs. Surtout : javelliser la race blanche.
Une vie en couleur
Pour illustrer le problème de la couleur de peau, j’aime ce texte du poète sénégalais Léopold Senghor qui s’intitule Poème à mon frère blanc : Quand je suis né, j’étais noir ; Quand j’ai grandi, j’étais noir ; Quand je suis au soleil, je suis noir ; Quand je suis malade, je suis noir ; Quand je mourrai, je serai noir… Tandis que toi homme blanc, Quand tu es né, tu étais rose ; Quand tu as grandi, tu étais blanc ; Quand tu es au soleil, tu es rouge ; Quand tu as froid, tu es bleu ; Quand tu as peur, tu es vert ; Quand tu es malade, tu es jaune ; Quand tu mourras, tu seras gris… Alors, de nous deux,
Qui est l’homme de couleur ? » Les privilèges sont parfois invisibles, contrairement à la couleur. Même masquée, une POC (person of color), comme « ils » disent, reste une personne de couleur. Les Québécois ont souvent été stigmatisés à cause de leur langue. « Speak white », entendaientils. Nous étions un peuple de pêcheurs de morue et sommes encore un peuple de locataires. Je me suis d’ailleurs fait traiter de « locataire » la semaine dernière par un proprio un peu dérangé de mon immeuble. Ça se voulait une insulte. Si j’avais été Arabe, il m’aurait dit de retourner dans mon pays.
Il ignore peut-être que nous sommes tous des locataires, de passage ici-bas. Mais ce qui me chagrine dans cette goujaterie, c’est de penser qu’on cherche à diminuer quelqu’un parce qu’il n’est pas un « possédant ». Lorsque j’ai relaté l’incident à mon B, il a souri : « Pis t’es juste une pigiste en plus ! » Il a tout compris. Et du haut de ses 16 ans, il donne parfois un 20 $ aux sans-abri qu’il croise parce qu’il est conscient de son privilège. Il est bien tombé, sans effort. Certains tombent mal, sans effort également. Les dés roulent dès notre conception.
Le privilège blanc n’est pas un mythe, c’est une fondation solide sur laquelle s’élève ensuite notre histoire individuelle et commune. Le reconnaître au présent, c’est s’obliger à se questionner sur la porte d’entrée du musée, celle qui demeure invisible, tout comme le plafond de verre. Je ne parle pas ici du poids de l’Histoire, mais de celui du présent.
Va-t-on trop loin ? Oui, c’est possible. Les statues doivent peut-être trembler sur leur socle, mais dois-je arrêter de danser le swing parce que c’est de l’appropriation culturelle ? Le blackface de Justin Trudeau a peut-être coûté un siège au Conseil de sécurité de l’ONU au Canada, prétendent certains, mais doit-on cesser de chanter du Louis Armstrong si on est Blanc ? Et est-ce que Nino Ferrer pourrait encore hurler « Je voudrais être Noir » ? L’Oréal peut retirer le mot « blanc » et « blanchissant » de tous ses produits pour pâlir l’épiderme sensible, le vrai désastre est encore de vouloir se décaper et s’effacer pour apparaître. Et je signe Blanchette malgré tout.
Moutons blancs
J’écoute la série Dear White People (Moutons blancs) que mon ado a adoré. Je n’ai jamais autant entendu le mot N* adressé à des Noirs (par des Noirs). Très actuelle, cette série Netflix nous apostrophe directement, nous, les Blancs. Dans le même esprit revendicateur, She’s Gotta Have It de Spike Lee se déroulait davantage en circuit fermé dans un Brooklyn embourgeoisé. Je l’ai aimée tout autant, parce qu’elle était le fait d’une double libération, celle d’une Noire et d’une femme, artiste de surcroît.
Dans Dear White People, ces étudiants noirs et blancs sur un campus américain, l’utilisation des médias universitaires (radio et journal ainsi que réseaux sociaux) et la relation amoureuse entre Sam White (Noire, comme son nom ne l’indique pas) et Gabe (Blanc) ajoutent plusieurs couches de tensions et des scènes de racisme inversé.
Sans compter que les Noirs du campus sont divisés entre eux en sousgroupes qui se détestent à cause de leur allégeance à des causes diverses ET de la couleur plus ou moins foncée de leur peau. La haine est humaine, elle n’a pas de couleur.
La série débute avec cette citation de l’écrivain James Baldwin : « Le paradoxe de l’éducation est qu’au moment où l’on commence à être conscient, on commence à examiner la société dans laquelle on est éduqué. » Et Dear White People examine cette société sous tous ses travers en brandissant avec humour et vivacité un miroir grossissant pour nous faire réaliser qui nous sommes.
Car au-delà de notre couleur de peau, de notre origine, de notre langue, de notre sexe et de notre profession, de nos déterminants sociaux, la question demeure entière. Qui êtes-vous ? Un mouton, une couleur, une lueur ou l’air du temps ?
Le privilège blanc n’est pas un mythe, c’est une fondation solide sur laquelle s’élève ensuite notre histoire individuelle et commune
Chères personnes blanches, le minimum requis d’amis noirs pour ne pas avoir l’air raciste vient d’être augmenté à deux. Désolée, mais votre pusher
de cannabis, Tyrone, ne compte pas.
SAM WHITE, DEAR WHITE PEOPLE
Moi je fais de mon mieux pour chanter comme vous Mais je ne peux pas grand-chose, je ne peux rien du tout
Je crois que c’est la couleur,
la couleur de ma peau Qui n’va pas
NINO FERRER