Indépendantisme désespéré ou désespérant ?
Dans un article du Devoir du 27 juin 2020, Éric Martin confesse son désespoir, qu’il attribue au fait que « plusieurs indépendantistes ne comprennent toujours pas que l’indépendance ne réussira pas si elle ne remet pas en question l’ensemble des formes de domination et d’injustice qui empêchent la participation de tous à la société ».
L’auteur n’est certes pas le premier marxiste au monde à être désespéré. Il suit au contraire une trajectoire banale : après l’espoir déraisonnable d’une « transformation des institutions de la « société globale » du Québec, comprise comme un tout, une totalité », viennent les déceptions, puis le désespoir. Car les sociétés ne se transforment pas, en général, de façon globale, mais par étapes, et de façon très imparfaite. Lorsqu’il arrive qu’une minorité (par exemple marxiste) s’empare du pouvoir et cherche à mettre en oeuvre une transformation radicale de la société comme « totalité », les dégâts sont épouvantables.
Cela ne veut certes pas dire qu’il nous faille abandonner nos idéaux d’une société plus libre et plus juste, mais il faut prendre acte du fait que les hommes ne s’entendent ni sur ce que cela signifie ni sur les moyens d’y parvenir, et que seule la libre discussion critique entre socialistes, libéraux et conservateurs dans une société démocratique est susceptible de nous en rapprocher — lentement, sans certitude, mais en réduisant le risque du pire, que les tentatives de transformation utopique ou globale augmentent démesurément.
Ces considérations élémentaires sont aujourd’hui largement partagées non seulement dans la société québécoise, mais dans les sociétés occidentales d’une manière générale. L’option marxiste, en revanche, est désormais ultraminoritaire. Affirmer, dans ces conditions, que « l’autonomie politique par l’indépendance » et « la démocratie économique par le socialisme » vont de pair, ce n’est pas seulement confesser son désespoir, c’est aussi avouer son besoin urgent d’une cure de réalisme. L’indépendance québécoise constitue déjà un objectif fort ambitieux dans le contexte politique actuel. Considérer que cette indépendance ne peut se faire qu’avec une transformation socialiste radicale de la société québécoise, c’est lui retirer toutes ses chances.
En réalité, la question de l’indépendance se situe à un autre niveau que celle des choix politiques entre la gauche, le centre ou la droite. Elle concerne l’existence d’un État nation québécois. Ce n’est qu’après que peut se poser la question de savoir ce que les citoyens, lors des échéances électorales, choisiront comme orientation politique.
Comment notre auteur, avec sa culture et son intelligence, peut-il passer à côté d’une réponse aussi élémentaire ? La raison a été analysée maintes fois par ceux dont la cure de désintoxication, après une consommation de marxisme sans modération, a réussi (Albert Camus, François Furet, Stéphane Courtois, etc.). Si l’on montre à un marxiste les progrès de la liberté dans les sociétés démocratiques, il répond que ce n’est pas la « liberté authentique » : si les Québécois obtiennent l’indépendance sans le socialisme, ils ne seront pas authentiquement libres, car leur société restera soumise au « grand capital » (sic). Si vous objectez que les sociétés occidentales contemporaines sont démocratiques, il répond que ce n’est pas une démocratie authentique, car la démocratie authentique, c’est bien sûr la « démocratie socialiste ».
Démocratie pluraliste
Au moment où un certain nombre de démocraties occidentales sont fragilisées et risquent de l’être davantage encore par la crise économique à venir, il est de la responsabilité de ceux qui écrivent et enseignent de ne pas faire croire, en particulier à la jeunesse, qu’il y a une option idéologique qui exclut les autres. C’est pour cette raison que la démocratie est précieuse, non pas certes « la démocratie économique par le socialisme », mais la démocratie pluraliste (la seule qui existe), c’est-à-dire libérale par sa défense des droits individuels et de la libre initiative économique, conservatrice par sa défense de l’ordre, des institutions et des traditions nationales, et socialiste par sa défense de la justice et de la modération des inégalités par l’intervention de l’État.
Parce que nous avons besoin de liberté, d’ordre et de justice, nous avons besoin de partis politiques divers qui proposent, en fonction de ces orientations, des solutions diverses aux problèmes qui se posent aujourd’hui. Les citoyens votent pour le programme qui leur paraît, à un moment donné, le plus souhaitable, ou le moins mauvais. Ils peuvent se tromper, car ils sont faillibles, comme l’est notre auteur et comme je le suis moi-même. C’est ce qui justifie la démocratie et qui fait que, lorsqu’elle est attaquée, même par un marxiste épris de justice (dont on peut apprécier certains textes par ailleurs), nous devons la défendre et, certes, ne jamais perdre espoir.