L’iconoclasme dénature l’histoire mondiale
La mise à bas de monuments historiques génère un appauvrissement de l’interprétation du passé
Dans la foulée du lynchage de George Floyd par des policiers, diffusé à la grandeur de la planète, une vague d’iconoclasme s’est répandue dans plusieurs pays. Nous avons notamment assisté à la dégradation ou à la mise à bas de monuments représentant l’ex-roi des Belges Léopold II, l’explorateur Christophe Colomb, l’ancien premier ministre britannique Winston Churchill, le marchand d’esclaves et philanthrope Edward Colston et le journaliste, politicien et abolitionniste Victor Schoelcher. Ces personnages ont été accusés de racisme, de colonialisme ou d’esclavagisme, publiquement vilipendés et condamnés sans appel par des manifestants en colère qui s’en sont pris à leurs statues.
En Grande-Bretagne, le mouvement « Topple the Racists » a sombré dans la démesure en exigeant la destruction ou le retrait de pas moins de 78 monuments, dont ceux figurant Thomas Carlyle, Robert Peel, James Cook, l’amiral Nelson, Oliver Cromwell, Francis Drake et lord Kitchener, censés représenter « le racisme et l’esclavage ». En fait, ces personnages historiques sont menacés de disparaître de la mémoire collective pour la simple raison qu’ils symbolisent d’une façon ou d’une autre l’époque où les nations occidentales avaient étendu leur domination sur le monde et où la traite des Noirs était à son apogée.
Ces iconoclastes ne sont hélas ni les premiers ni les derniers à vouloir contrôler l’espace mémoriel ou même réécrire l’histoire en détruisant des monuments. À l’époque de la dictature de Cromwell (1649-1658), les puritains anglais défigurèrent les statues des saints dans une grande partie des églises. En 1793, une décision de la Convention relative aux « cendres des tyrans » entraîna la destruction d’une importante part des gisants royaux de la cathédrale de Saint-Denis. Plus récemment (2001), les talibans afghans pulvérisaient les bouddhas de Bâmiyân.
Si on se rendait aux arguments des contempteurs de l’histoire occidentale des cinq derniers siècles, il faudrait non seulement mettre bas les statues des célébrités, mais aussi vider les musées d’une large part de leurs oeuvres et rebaptiser la plupart des lieux d’Europe et des Amériques. Quelques exemples : il faudrait évidemment renommer la capitale américaine, George Washington ayant possédé à sa mort 123 esclaves en propre (esclavagisme) ; il faudrait en outre rayer des livres d’histoire tous les noms des explorateurs occidentaux depuis le XVe siècle (colonialisme) ; et il faudrait censurer les textes de tous les auteurs blancs qui ont osé critiquer les peuples « racisés » pour quelque motif que ce soit (racisme). Par souci de logique, ne devrions-nous pas aussi déboulonner Alexandre le Grand, Jules César et Périclès, puisque ces personnages étaient des esclavagistes ? Et pourquoi ne pas jeter l’oeuvre de Voltaire à la poubelle parce qu’il imputait (avec raison) une part de la responsabilité de la traite négrière aux Africains eux-mêmes ?
On le voit, cette logique moralisatrice et purificatrice, qui a pour objet la symbolique mémorielle, n’a pas de limite. […] Elle nous intime littéralement de déchirer les livres d’histoire, valorisant ainsi l’ignorance aux dépens de la connaissance. Faut-il rappeler ici que l’esclavage est hélas une institution millénaire qui existe depuis l’émergence des civilisations et qui s’est répandue sur tous les continents ? Et que la traite des Noirs ne se limite pas à sa dimension occidentale, mais qu’elle fut aussi intra-africaine et orientale via le monde musulman ?
Vision simpliste
Le mouvement iconoclaste actuel dénature l’histoire mondiale et la ramène à l’aune de la colonisation des Amériques (et surtout des États-Unis) et de la traite des Noirs par les Occidentaux. De plus, il repose sur une vision simpliste de l’histoire des États-Unis et de la guerre civile, réduite à tort à un combat entre esclavagistes et antiesclavagistes. Enfin, il relègue volontairement dans l’ombre les efforts des penseurs des Lumières et de nombreux Occidentaux pour abolir l’esclavage et promouvoir les droits de la personne […]
En fait, le mouvement iconoclaste met en avant une interprétation mémorielle du passé aux dépens de l’analyse historique sans que ses promoteurs soient tenus de la justifier par les règles de la méthode historique, le recours à la mémoire et à l’indignation des opprimés étant tenu pour suffisant. Il aboutit ainsi à une surenchère mémorielle visant à délégitimer le discours historique, même scientifique, pour le remplacer par un nouveau paradigme victimaire.
En somme, cette nouvelle version de l’iconoclasme, comme ses ancêtres, n’est pas une démarche révolutionnaire ou rédemptrice, mais le fruit de l’ignorance érigée en vertu et d’une vision moralisatrice du passé.
Loin de n’être que des injures lancées à la face des victimes du colonialisme, de l’esclavagisme et du racisme, les monuments que le mouvement iconoclaste vise à abattre sont des symboles du passé qui, malgré l’hagiographie et les biais qui teintent l’interprétation historique qu’ils représentent, autorisent une interrogation sur le passé. À condition d’être accompagnée de textes historiques explicatifs, leur existence permet une contextualisation et des nuances tandis que leur destruction ou leur remisage confine au néant. L’iconoclasme est une entreprise de rectification mémorielle qui ne peut générer qu’un appauvrissement de l’interprétation du passé des humains.
Cette nouvelle version de l’iconoclasme, comme ses ancêtres, n’est pas une démarche révolutionnaire ou rédemptrice, mais le fruit de l’ignorance érigée en vertu et d’une vision moralisatrice du passé