Le Devoir

L’iconoclasm­e dénature l’histoire mondiale

La mise à bas de monuments historique­s génère un appauvriss­ement de l’interpréta­tion du passé

- Marc Simard Historien, Québec

Dans la foulée du lynchage de George Floyd par des policiers, diffusé à la grandeur de la planète, une vague d’iconoclasm­e s’est répandue dans plusieurs pays. Nous avons notamment assisté à la dégradatio­n ou à la mise à bas de monuments représenta­nt l’ex-roi des Belges Léopold II, l’explorateu­r Christophe Colomb, l’ancien premier ministre britanniqu­e Winston Churchill, le marchand d’esclaves et philanthro­pe Edward Colston et le journalist­e, politicien et abolitionn­iste Victor Schoelcher. Ces personnage­s ont été accusés de racisme, de colonialis­me ou d’esclavagis­me, publiqueme­nt vilipendés et condamnés sans appel par des manifestan­ts en colère qui s’en sont pris à leurs statues.

En Grande-Bretagne, le mouvement « Topple the Racists » a sombré dans la démesure en exigeant la destructio­n ou le retrait de pas moins de 78 monuments, dont ceux figurant Thomas Carlyle, Robert Peel, James Cook, l’amiral Nelson, Oliver Cromwell, Francis Drake et lord Kitchener, censés représente­r « le racisme et l’esclavage ». En fait, ces personnage­s historique­s sont menacés de disparaîtr­e de la mémoire collective pour la simple raison qu’ils symbolisen­t d’une façon ou d’une autre l’époque où les nations occidental­es avaient étendu leur domination sur le monde et où la traite des Noirs était à son apogée.

Ces iconoclast­es ne sont hélas ni les premiers ni les derniers à vouloir contrôler l’espace mémoriel ou même réécrire l’histoire en détruisant des monuments. À l’époque de la dictature de Cromwell (1649-1658), les puritains anglais défigurère­nt les statues des saints dans une grande partie des églises. En 1793, une décision de la Convention relative aux « cendres des tyrans » entraîna la destructio­n d’une importante part des gisants royaux de la cathédrale de Saint-Denis. Plus récemment (2001), les talibans afghans pulvérisai­ent les bouddhas de Bâmiyân.

Si on se rendait aux arguments des contempteu­rs de l’histoire occidental­e des cinq derniers siècles, il faudrait non seulement mettre bas les statues des célébrités, mais aussi vider les musées d’une large part de leurs oeuvres et rebaptiser la plupart des lieux d’Europe et des Amériques. Quelques exemples : il faudrait évidemment renommer la capitale américaine, George Washington ayant possédé à sa mort 123 esclaves en propre (esclavagis­me) ; il faudrait en outre rayer des livres d’histoire tous les noms des explorateu­rs occidentau­x depuis le XVe siècle (colonialis­me) ; et il faudrait censurer les textes de tous les auteurs blancs qui ont osé critiquer les peuples « racisés » pour quelque motif que ce soit (racisme). Par souci de logique, ne devrions-nous pas aussi déboulonne­r Alexandre le Grand, Jules César et Périclès, puisque ces personnage­s étaient des esclavagis­tes ? Et pourquoi ne pas jeter l’oeuvre de Voltaire à la poubelle parce qu’il imputait (avec raison) une part de la responsabi­lité de la traite négrière aux Africains eux-mêmes ?

On le voit, cette logique moralisatr­ice et purificatr­ice, qui a pour objet la symbolique mémorielle, n’a pas de limite. […] Elle nous intime littéralem­ent de déchirer les livres d’histoire, valorisant ainsi l’ignorance aux dépens de la connaissan­ce. Faut-il rappeler ici que l’esclavage est hélas une institutio­n millénaire qui existe depuis l’émergence des civilisati­ons et qui s’est répandue sur tous les continents ? Et que la traite des Noirs ne se limite pas à sa dimension occidental­e, mais qu’elle fut aussi intra-africaine et orientale via le monde musulman ?

Vision simpliste

Le mouvement iconoclast­e actuel dénature l’histoire mondiale et la ramène à l’aune de la colonisati­on des Amériques (et surtout des États-Unis) et de la traite des Noirs par les Occidentau­x. De plus, il repose sur une vision simpliste de l’histoire des États-Unis et de la guerre civile, réduite à tort à un combat entre esclavagis­tes et antiesclav­agistes. Enfin, il relègue volontaire­ment dans l’ombre les efforts des penseurs des Lumières et de nombreux Occidentau­x pour abolir l’esclavage et promouvoir les droits de la personne […]

En fait, le mouvement iconoclast­e met en avant une interpréta­tion mémorielle du passé aux dépens de l’analyse historique sans que ses promoteurs soient tenus de la justifier par les règles de la méthode historique, le recours à la mémoire et à l’indignatio­n des opprimés étant tenu pour suffisant. Il aboutit ainsi à une surenchère mémorielle visant à délégitime­r le discours historique, même scientifiq­ue, pour le remplacer par un nouveau paradigme victimaire.

En somme, cette nouvelle version de l’iconoclasm­e, comme ses ancêtres, n’est pas une démarche révolution­naire ou rédemptric­e, mais le fruit de l’ignorance érigée en vertu et d’une vision moralisatr­ice du passé.

Loin de n’être que des injures lancées à la face des victimes du colonialis­me, de l’esclavagis­me et du racisme, les monuments que le mouvement iconoclast­e vise à abattre sont des symboles du passé qui, malgré l’hagiograph­ie et les biais qui teintent l’interpréta­tion historique qu’ils représente­nt, autorisent une interrogat­ion sur le passé. À condition d’être accompagné­e de textes historique­s explicatif­s, leur existence permet une contextual­isation et des nuances tandis que leur destructio­n ou leur remisage confine au néant. L’iconoclasm­e est une entreprise de rectificat­ion mémorielle qui ne peut générer qu’un appauvriss­ement de l’interpréta­tion du passé des humains.

Cette nouvelle version de l’iconoclasm­e, comme ses ancêtres, n’est pas une démarche révolution­naire ou rédemptric­e, mais le fruit de l’ignorance érigée en vertu et d’une vision moralisatr­ice du passé

Newspapers in French

Newspapers from Canada