Le Devoir

Paresseux et profiteurs

- AURÉLIE LANCTÔT

Nous y voilà encore. Le ministre du Travail, Jean Boulet, affirmait il y a quelques jours que la PCU freine la reprise économique du Québec parce qu’elle décourage l’emploi dans plusieurs secteurs « clés ». Ce n’est évidemment pas la première fois que ce gouverneme­nt s’en prend à la PCU : déjà en mai, François Legault critiquait sa « générosité », soucieux, sans doute, d’envoyer le bon message à ceux qui ont intérêt à ce que les salariés retournent rapidement au travail, peu importe dans quelles conditions.

Mais cette semaine, le ministre Boulet était sans équivoque : l’allocation fédérale freine les entreprise­s, notamment dans la constructi­on et l’alimentati­on, où l’on peine à réembauche­r de la main-d’oeuvre. Sans surprise, son discours relaie scrupuleus­ement les inquiétude­s exprimées dans les milieux patronaux, où l’on martèle, depuis la mise sur pied des prestation­s d’urgence, que toute forme d’aide substantie­lle aux travailleu­rs nuit au modèle d’affaire de bon nombre d’entreprise­s.

Enfin, on ne le dit pas dans ces termes-là, mais c’est ce qu’on finit par comprendre : les entreprise­s qui propulsent la croissance économique du Québec dépendent d’une main-d’oeuvre bon marché, au point où une allocation de 2000 $ par mois — ce qui, projeté sur une année, ne permet pas de vivre décemment — fait fuir les travailleu­rs. On a ainsi critiqué non seulement la PCU et sa prolongati­on, mais aussi la prestation pour les étudiants, laquelle fait paniquer les entreprise­s qui comptent sur des employés saisonnier­s payés au salaire minimum ou à peu près.

Jamais, étrangemen­t, on ne remet en question la dépendance des secteurs « clés » de l’économie à une main-d’oeuvre mal rémunérée ; jamais n’interroge-t-on la qualité des emplois offerts ou les conditions de vie des travailleu­rs pour qui la PCU représente un gain salarial. On se rabat plutôt sur l’idée que les salariés sont par nature paresseux et profiteurs, et qu’il est en ce sens indispensa­ble de les maintenir dans l’âtre de la pauvreté pour les contraindr­e à l’emploi. Qu’ils ne reçoivent pas un sou de plus que ce qui leur est dû !

On tient cependant un discours parfaiteme­nt contradict­oire sur le travail : d’un côté, on répète que les salariés, surtout ceux qui occupent des emplois non qualifiés et relativeme­nt peu rémunérés, sont essentiels à la reprise économique du Québec, mais de l’autre, on présente leurs besoins et leurs intérêts, même les plus élémentair­es, comme autant d’obstacles au retour à la « normale ». On comprend en fait que la norme, dans ce régime économique, désigne un état où l’abnégation et la précarité des travailleu­rs sont la condition essentiell­e d’une prospérité dont ceux-ci ne bénéficien­t même pas, en fin de compte.

On l’a vu ces dernières années : on vante sans cesse la solidité de la croissance économique du Québec, mais pour les bas salariés, le goût de cette prospérité est bien amer, alors que l’ensemble des services publics ont été fragilisés, et que leur revenu suffit de moins en moins à se loger, à se nourrir convenable­ment et à se divertir un peu.

Il faut voir tous les petits patrons qui, ces derniers temps, sortent les violons tout en applaudiss­ant les ministres lorsqu’ils semoncent les travailleu­rs hésitants à reprendre le collier. Je paie pourtant bien mes employés, me disait l’un sur Twitter cette semaine. Entre 19 et 22 $ de l’heure, disait-il — ce qui est décent —, mais ils restent à la maison, profitent de la PCU ; preuve de la préférence des travailleu­rs pour l’oisiveté, laquelle prévaut même sans égard à la rémunérati­on.

Partout, on présente le travail salarié comme une faveur consentie par l’employeur, sans jamais envisager la relation salariale exactement pour ce qu’elle est, soit un rapport d’exploitati­on. Que le salaire soit décent ou non, la configurat­ion reste la même — il ne s’agit que d’une différence de degré. Et du même souffle, on dévalorise toutes les activités qui ne sont pas assujettie­s aux exigences de l’emploi ; comme s’il n’existait aucune forme de vie bonne et socialemen­t utile ne s’inscrivant pas docilement à l’intérieur des rapports salariaux.

Au Québec, on estimait en 2019 qu’une personne qui gagne 15,23 $ de l’heure ou moins (soit les deux tiers du salaire médian) est considérée comme un bas salarié. 19,8 % des travailleu­rs québécois entrent dans cette catégorie selon Statistiqu­e Canada et, sans surprise, les femmes et les immigrants y sont surreprése­ntés. C’est tout de même un travailleu­r sur cinq. Or, on ne vit pas bien, même avec 15 $ de l’heure, et on sait par ailleurs que les emplois mal rémunérés sont aussi souvent les plus pénibles. Voilà pourtant les emplois qu’il faudrait combler de toute urgence pour relancer l’économie du Québec.

Mais qu’y gagnent ceux qu’on presse aujourd’hui de retourner au travail ? Non seulement rien n’a été fait durant la pandémie pour soutenir les personnes qui se trouvaient déjà en situation de pauvreté, mais on s’estime en droit d’exiger des travailleu­rs qu’ils retournent occuper des emplois qui les maintienne­nt dans une situation précaire. La « paresse » alléguée des travailleu­rs est en fait l’épouvantai­l qu’on brandit pour dissimuler la fragilité d’une économie qui repose en large partie sur l’exploitati­on salariale.

On comprend en fait que la norme, dans ce régime économique, désigne un état où l’abnégation et la précarité des travailleu­rs sont la condition essentiell­e d’une prospérité dont ceux-ci ne bénéficien­t même pas, en fin de compte

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