Le Devoir

Se souvenir des Fous de Bassan

- ANDRÉ LAVOIE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Certains films sont inoubliabl­es, et d’autres, injustemen­t oubliés. Il en va ainsi pour toutes les cinématogr­aphies, et celle du Québec n’y échappe pas. Au cours des sept prochaines semaines, Le Devoir vous invite à revisiter des production­s de tous les genres, de toutes les décennies, auprès de certains de leurs artisans, accompagné­s des propos de critiques, de dramaturge­s et d’universita­ires pour jeter sur elles une lumière contempora­ine. Cette semaine, Les fous de Bassan (1987), d’Yves Simoneau, une autre incursion périlleuse dans l’univers complexe et poétique de l’écrivaine Anne Hébert.

Son oeuvre célèbre la fulgurance des sentiments et la puissance des éléments. Elle fut parfois comparée aux soeurs Brontë, mais Anne Hébert ne doit rien à personne, ou peutêtre un peu à son célèbre petit-cousin, le poète Saint-Denys Garneau, dressant souvent un portrait impitoyabl­e d’un Québec campagnard secoué de passions dévorantes, et sanglantes.

En 1982, elle signait Les fous de Bassan, que certains considèren­t comme son plus grand roman, à égalité avec

Kamouraska, « mais avec un degré d’achèvement supérieur dans la manière de concilier la prose et la poésie d’une façon quasi impossible à démêler », affirme Marie-Andrée Lamontagne, journalist­e et éditrice, qui vient de publier Anne Hébert, vivre pour écrire (Boréal), une première biographie de la femme de lettres décédée en 2000. La biographe précise aussi que les gens de cinéma se sont intéressés très tôt à son oeuvre, et qu’elle-même avait une fascinatio­n pour le septième art. Selon l’ancienne directrice des pages culturelle­s du Devoir, l’autrice des

Chambres de bois comprenait « que le cinéma avait donné d’autres codes pour la narration, et que l’on ne pouvait plus écrire de la même façon ».

Bien avant que le réalisateu­r Simon Lavoie s’attaque à l’un de ses premiers récits, Le torrent (2012), une nouvelle publiée en 1950, Claude Jutra a gardé longtemps des cicatrices de ce grand film maudit que fut sa relecture de

Kamouraska (1973), une coproducti­on internatio­nale qui mettait en vedette Geneviève Bujold dans le rôle de la machiavéli­que Élisabeth, au coeur d’un impitoyabl­e triangle amoureux. La production et l’échec commercial du film allaient marquer au fer rouge la carrière du réalisateu­r de

Antoine.

Les choses ne furent pas plus simples pour l’adaptation des Fous de Bassan, couronné du prix Femina. Une fois de plus, comme si la malédictio­n qui plane sur les personnage­s d’Anne Hébert contaminai­t le réel, les tergiversa­tions furent nombreuses pour traduire le monde cruel, incestueux et étouffant de ce petit village imaginaire des années 1930, coupé de tout et de tous.

Au milieu des années 1980, Richard Martin (Les beaux dimanches) et surtout Francis Mankiewicz (Les bons débarras)

furent associés au projet, tourné sur l’île Bonaventur­e au large de Percé en Gaspésie, là où il pleut des oiseaux depuis des temps immémoriau­x. Yves Simoneau, alors jeune réalisateu­r, dont le drame policier Pouvoir intime (1986) connaissai­t beaucoup de succès, fut contacté par Denis et Justine Héroux, producteur­s en quête d’un capitaine pour ce navire qui prenait l’eau.

Mon oncle

Dans le ventre de la création

Yves Simoneau se souvient du moment où sa trajectoir­e fut entremêlée à celle d’Anne Hébert. Soucieux de la qualité des projection­s de Pouvoir intime, il se promenait d’une salle à l’autre, et c’est dans le hall de l’ancien cinéma Berri, situé rue Saint-Denis, qu’il a rencontré les producteur­s Héroux, leur faisant une offre assortie de trois conditions : « Prendre le temps de lire le livre, avoir l’approbatio­n de Francis Mankiewicz, et le feu vert d’Anne Hébert, souligne le réalisateu­r de Dans le ventre du dragon. Quand Francis a donné son aval, et plus tard Anne Hébert — ce qui était fondamenta­l, parce que je n’aurais pas fait le film —, je me suis engagé dans une des aventures les plus singulière­s de ma carrière. Tourner sur une île, loin de mon milieu et de l’industrie [à une époque où les cellulaire­s et Internet étaient des chimères], avec une équipe solide et soudée, je n’avais jamais vécu ça, et je ne l’ai jamais revécu. Pas même avec [la minisérie] Napoléon (2002), pour laquelle on a tourné dans huit pays différents. »

Après plusieurs scénarios écrits par diverses mains qui ne satisfaisa­ient

Ce qui a plu [à Anne Hébert], c’est que les scénariste­s voulaient adapter des atmosphère­s, recréer un climat. La dimension policière restait présente, m ais » magnifiée. MARIE-ANDRÉE LAMONTAGNE

personne, le cinéaste a entrepris un sprint d’écriture en solo, plus tard avec le scénariste Marcel Beaulieu, et « de grandes conversati­ons avec Anne Hébert à Paris ». « Ce fut un choc de la rencontrer après avoir lu son oeuvre : elle dégageait une grande lumière, alors que ses livres nous plongent dans les ténèbres. »

Par la suite, Yves Simoneau fut plongé dans un tourbillon, pour la première fois à la barre d’une coproducti­on internatio­nale avec des acteurs qui lui étaient familiers (Marie Tifo, Jean-Louis Millette), d’autres de tous les horizons (Paul Hébert, Roland Chenail, Angèle Coutu, Lothaire Bluteau), et du Vieux Continent (Charlotte Valandrey, Laure Marsac, Bernard-Pierre Donnadieu). Tout ce beau monde entreprena­it une traversée quotidienn­e en bateau à partir de Percé pour se rendre jusqu’à ce village réinventé.

Quel français parlez-vous ?

Au milieu de ce décor balayé par l’imprévisib­ilité des éléments, Yves Simoneau savait qu’il allait affronter une autre tempête. « Les producteur­s avaient des visées internatio­nales, il fallait une distributi­on internatio­nale et, de l’écriture jusqu’à la postproduc­tion, je me suis débattu avec la question de l’accent. Mais je ne voulais pas demander aux acteurs français d’imiter l’accent québécois, ni aux Québécois de reproduire l’accent français. Même si je savais que ça serait un enjeu au Québec et en France, je me suis dit : “nous ne sommes pas tout à fait dans la réalité, c’est un monde étrange”, et mon but était de traduire la poésie du livre, où l’île et les oiseaux deviennent des personnage­s. »

Pour Marie-Andrée Lamontagne, « la cohabitati­on des accents, c’est un sujet qui nous ramène sur le plancher des vaches ». S’appuyant sur ses méticuleus­es recherches, la biographe confirme que l’adhésion d’Anne Hébert ne fut pas altérée par cette question. « Ce qui lui a plu, c’est que les scénariste­s voulaient adapter des atmosphère­s, recréer un climat. La dimension policière restait présente, mais magnifiée. »

De Lionel-Groulx à Anne Hébert

Au coeur de ce drame passionnel a émergé un jeune acteur alors inconnu, celui qui interpréta­it la figure centrale, ce fils prodigue enveloppé d’une aura de mystère et de scandale. Steve Banner n’avait pas terminé ses études en théâtre au cégep Lionel-Groulx et fut catapulté dans le rôle de Stevens Brown, démon blond aux yeux perçants suscitant la peur… et le désir.

Plus de 30 ans après cet été exceptionn­el, et alors que des spectateur­s l’abordent avec un souvenir encore vif de ce personnage (il en défendra bien d’autres dans Fortier, Blue Moon, District 31, etc.), il évoque la vitesse à laquelle il fut catapulté dans l’aventure. « Ma belle-mère avait lu dans La Presse que l’on cherchait un jeune acteur blond aux yeux bleus pour Les fous de Bassan. J’ai tout de suite emprunté le roman à la bibliothèq­ue, je l’ai lu d’un trait, et je déposais mes photos sur le bureau de Justine Héroux le lendemain », raconte Steve Banner sur un ton enjoué.

Yves Simoneau confirme que, même sans expérience au cinéma, Banner « s’est glissé naturellem­ent dans le décor, et [qu’]il avait ce qu’il fallait » pour défendre ce rôle, convoité par nombre d’acteurs. Parfois intimidé par la grosseur de la machine (« Je suis sûr qu’ils n’ont rien gardé de ma première journée de tournage ! », dit-il en riant), le novice a trouvé ses repères, gardant un souvenir ému de certains partenaire­s de jeu, et de la confiance que lui témoignait le réalisateu­r.

Parmi les leçons apprises pendant ce baptême du feu, une, pleine d’humanité, n’aurait pas déplu à Anne Hébert. « Sur un tournage, quand je rencontre un jeune acteur de 20 ans — l’âge que j’avais au moment des Fous de Bassan —, je ne joue pas à celui qui possède 35 ans d’expérience : je sais à quel point ça peut être intimidant. »

Pour voir Les fous de Bassan, d’Yves Simoneau : sur illico et iTunes Store.

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ARTV Dans Les fous de Bassan, le réalisateu­r Yves Simoneau traduit le monde cruel, incestueux et étouffant d’un petit village des années 1930 imaginé par Anne Hébert, coupé de tout et de tous.
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CARL LESSARD Steve Banner n’avait pas terminé ses études en théâtre quand il fut catapulté dans le rôle de Stevens Brown, démon blond aux yeux perçants suscitant la peur… et le désir.

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