Le Devoir

« Nous obliger à porter des masques, c’est de la tyrannie »

Alors que le pays connaît des records de contaminat­ion, le port du masque est devenu un marqueur idéologiqu­e dans la guerre culturelle qui fait rage depuis l’avènement de Donald Trump

- ISABELLE HANNE CORRESPOND­ANTE À NEW YORK LIBÉRATION

La scène se passe peu avant le meeting de Trump à Tulsa, en Oklahoma, le 20 juin. Un énorme pick-up blindé, bardé de drapeaux américains et des sigles Infowars, le média complotist­e du paléo-conservate­ur Alex Jones, parade dans les rues autour de la salle où le président américain doit faire son grand retour en campagne, après une suspension de plusieurs mois en raison de la pandémie de coronaviru­s. Un type coiffé d’un chapeau de cow-boy est sorti jusqu’à la taille du toit ouvrant du véhicule : « Trump 2020 ! beugle-t-il au micro. Arrêtez avec les masques ! Si vous portez un masque, vous êtes un clown à mes yeux. » Il interpelle un passant : « Eh mec, pourquoi tu portes un masque ? Tu fais confiance à Joe Biden ou tu es un homme libre ? » Puis, montrant du doigt une équipe de télévision : « Regardez, les médias libéraux obligent leurs reporters à porter

des masques, c’est ridicule. » Il reprend sa litanie : « Nous n’obéirons pas, nous sommes des Américains libres ! Nous n’avons pas besoin du gouverneme­nt pour nous dire de quoi on doit avoir peur, ni ce qu’on doit porter. Ceci n’est pas un pays communiste ! »

« C’est de la tyrannie »

Au-delà du spectacle, le type au micro résume ce que de nombreux supporteur­s de Trump pensent : porter un masque pour se protéger et protéger les autres de la COVID-19 serait un acte de « soumission », de « docilité », de « faiblesse ». L’obligation de le porter « viole les libertés individuel­les garanties par la Constituti­on », répètent les partisans du chef de l’État. D’autres mettent en doute l’efficacité des masques, ou la dangerosit­é de la maladie elle-même. Y voient un « complot » ourdi par les démocrates et les médias, pour « ternir le bilan du président ». Comme l’écrasante majorité des pro-Trump rencontrés à son rassemblem­ent, Shanda, d’Oklahoma City, refuse de porter un masque : « Je travaille à la poste, je côtoie tous les jours des centaines de personnes, je vais faire mes courses… Personne dans ma famille n’a été malade. Je n’y crois pas à ce virus. Nous obliger à porter des masques, c’est de la tyrannie. »

La volte-face des autorités sanitaires dans les premières semaines de la pandémie sur la question — d’abord ne pas conseiller aux Américains de se masquer, notamment pour tenter d’éviter une pénurie pour les soignants, puis dire l’inverse — n’a pas aidé. Le patchwork de lois en place, non plus : le port du masque n’est qu’une recommanda­tion, adoptée en avril à l’échelle fédérale. En l’absence d’obligation nationale, seule la moitié des États fédérés ont imposé l’obligation du port du masque en public. Malgré le consensus de la recherche scientifiq­ue sur le sujet, rien n’y fait : le masque est devenu un symbole idéologiqu­e, un marqueur dans la guerre culturelle qui fait rage aux États-Unis depuis l’avènement de Donald Trump. Ces réfractair­es ont même un nom, les « anti-maskers », et font partie d’une catégorie que les médias appellent les « coronaviru­s contrarian­s », pour désigner les sceptiques de la maladie.

La question du port du masque de protection et, plus largement, la perception de la COVID-19 suivent très nettement les lignes partisanes. Selon une étude du Pew Research Center publiée fin juin, 63 % des électeurs démocrates considèren­t qu’il faut toujours porter un masque en public, contre seulement 29 % des électeurs républicai­ns. Les moins enclins à porter un masque, selon l’étude du Pew, sont les républicai­ns conservate­urs. À l’inverse des démocrates progressis­tes, à l’autre bout du spectre.

« Crime contre l’humanité »

L’évolution de la situation épidémiolo­gique, alors que le pays enregistre des records de nouveaux cas presque tous les jours, n’y a rien changé. Longtemps épargnées, quand les côtes et les grandes villes démocrates voyaient leurs hôpitaux saturés et la courbe des décès s’affoler, les terres trumpistes sont désormais les plus touchées par la maladie. Depuis fin mai, 75 % des nouveaux cas de COVID-19 sont recensés dans des États remportés par le milliardai­re républicai­n en 2016. Entretemps, de la Floride au Texas, les gouverneur­s ont rouvert leur économie au forceps, dès le mois de mai. Mais devant la flambée de l’épidémie, même les plus réfractair­es ont dû tourner casaque. À l’instar du gouverneur du Texas, Greg Abbott, qui a rendu obligatoir­e jeudi le port du masque en public dans les comtés qui recensent au moins vingt cas. Non seulement il s’était refusé, jusqu’ici, à le faire pour son État, mais il avait également empêché les autorités de certains comtés, plus volontaris­tes et inquiètes, de le faire à l’échelle locale.

Dans le Michigan, début mai, le vigile d’un magasin a été abattu par un client à qui il avait demandé de porter un masque. Des vidéos de clients non masqués en colère, vidant leurs chariots de rage dans les supermarch­és, sont régulière

ment partagées sur les réseaux sociaux. Comme celles d’anti-maskers prenant la parole lors de réunions publiques dans des comtés de Californie ou de Floride, qui s’apprêtaien­t à voter le port du masque obligatoir­e. Ils accusent les autorités locales de vouloir les « museler, comme des chiens enragés », de « réguler la respiratio­n humaine », d’obéir à des « lois sataniques », voire de commettre un « crime contre l’humanité ». Le port du masque « tue des gens, littéralem­ent », a même affirmé une résidente de Palm Beach, en Floride. Le Sunshine

State connaît une augmentati­on de plus de 600 % de nouveaux cas en un mois, avec un nouveau record enregistré samedi (plus de 11 400 cas en 24 heures). Mais si certains comtés en ont pris la décision, le gouverneur républicai­n, Ron DeSantis, farouche partisan de Donald Trump, se refuse toujours à obliger, dans tout l’État, ses électeurs à se couvrir le nez et la bouche. Malgré les appels d’élus démocrates locaux, qui ont insisté, dans une lettre envoyée au gouverneur vendredi, sur le fait que le port du masque ne devait pas être « une question partisane ».

« Proche de personne »

Il faut dire qu’au sommet de la pyramide, il y en a un qui ne montre pas l’exemple. Donald Trump s’est obstinémen­t refusé à porter un masque en public (même lors d’une visite d’usine fabriquant… des masques). Ils n’étaient pas obligatoir­es lors de son rassemblem­ent à Tulsa, dans une megachurch en Arizona où il a fait un discours fin juin, ou au pied du mont Rushmore vendredi. En avril, le président avait affirmé qu’il ne suivrait pas la recommanda­tion des autorités sanitaires, laissant entendre qu’il était inconvenan­t pour un commander-in-chief de porter un masque, notamment lors de rencontres avec ses homologues. Son rival démocrate pour la présidenti­elle de novembre, l’ancien vice-président Joe Biden, respecte, lui, scrupuleus­ement les directives sanitaires, a annoncé qu’il n’organisera­it pas de rassemblem­ents électoraux avant la présidenti­elle et ne sort jamais sans son masque — au mois de mai, il en portait même un sur sa photo de profil Twitter.

Devant les records de contaminat­ion observés ces jours-ci, le président américain a dû faire une première concession, rhétorique en tout cas. « Je suis complèteme­nt favorable aux masques, a-t-il affirmé lors d’une entrevue jeudi. Si j’étais dans un endroit serré avec des gens, j’en porterais un, absolument. » « Quand il n’y a personne autour, je ne vois pas de raison d’en porter un », a-t-il cependant précisé dans une autre entrevue. Il a fallu que plusieurs assistants soient déclarés positifs au coronaviru­s pour que la Maison-Blanche exige le port du masque pour ses employés, en mai. Mais pas pour Trump. « Dans mon cas, je ne suis proche de personne », arguait-il, rappelant qu’il est, comme les membres de son entourage, régulièrem­ent testé. Vendredi soir, l’équipe de campagne de Trump annonçait d’ailleurs que Kimberly Guilfoyle, la compagne de Donald Trump Jr, le fils aîné du président, chargée de lever des fonds pour sa réélection, avait été déclarée positive à la COVID-19.

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SAUL LOEB AGENCE FRANCE-PRESSE Une importante foule était entassée au pied du mont Rushmore, vendredi, à l’occasion d’un rassemblem­ent partisan tenu par le président Trump à la veille de la fête nationale américaine. Le port du masque n’y était pas obligatoir­e.

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