Les oeillères numériques
Au point le plus bas de mon confinement COVID-19 — nous étions vers la fin mai —, je me suis retrouvé un matin, comme d’habitude, feuilletant ma copie laser du journal Le Monde, livrée quotidiennement à mon domicile, à Manhattan, le lendemain de sa sortie à Paris. Pourquoi cette dévotion à la lecture imprimée, alors que les informations numériques dominent, plus que jamais durant cette crise de distance sociale, la conversation civique et culturelle ? Pourquoi attendre pour lire des actualités parues la veille sur le site Web du premier quotidien français ?
Il suffit de constater que j’ai longtemps reconnu les avantages d’absorber des textes sur papier plutôt que sur écran, y compris les dépêches qui arrivent affichées plus tard à l’encre qu’en pixels. Mon expérience acquise est renforcée par les recherches des scientifiques sociaux, comme la Norvégienne Anne Mangen et le Français JeanLuc Velay (j’attends d’ailleurs encore plus de preuves d’une équipe de chercheurs du très prestigieux Teachers College de l’Université Columbia). En revanche, je comprends que ma connaissance de l’efficacité supérieure du papier pour la rétention cérébrale a peu de chance de se répandre face à la gigantesque machine de propagande et de cupidité qui est le moteur des GAFA. Google, Amazon, Facebook et Apple sortent de la quarantaine mondiale plus puissants que jamais — on n’a qu’à suivre leurs cotes en Bourse pour s’en rendre compte — et, dans les médias traditionnels, il y a partout un sentiment défaitiste.
Mais au lieu de baisser les bras et de permettre aux GAFA de les écraser, les propriétaires et les directeurs de journaux et de magazines devraient faire l’effort de lire — mais vraiment — ce qu’ils publient. Un bon exemple m’a sauté à la figure le jour même où je lisais les pages épaisses, raides et agrafées de mon édition fac-similé du Monde (je préférerais, bien sûr, la légèreté et souplesse du papier journal). Là, je suis tombé, à la page 14, sur un entretien avec Roula Khalaf, rédactrice en chef de l’estimable Financial Times, qui, selon le titre, « s’interroge sur l’avenir de sa version papier ». Longtemps lecteur des feuilles roses du Financial Times, je me suis affolé. Khalaf annonce que le journalisme par télétravail marche « mieux qu’[elle] ne l’aurai[t] imaginé » et qu’en conséquence, vu la crise sanitaire et la baisse des ventes en kiosque, « il faut accélérer [la] stratégie numérique ».
Malheur ! Ce genre d’analyse est devenu l’un des grands clichés de l’époque — le marketingspeak —, qui me fait penser aux ingénieurs totalitaires imaginés par George Orwell dans son roman 1984, où les informations sont transmises par des télécrans qui diffusent et surveillent simultanément, et où les livres et les journaux non autorisés, et même les blocs-notes, sont bannis. Toutefois, raconte Le Monde, bien qu’elle n’ait pas l’intention de « supprimer le quotidien imprimé pour l’instant », Khalaf cherche à « mieux répliquer sur écran la hiérarchie des articles telle qu’elle existe sur le papier, pour que le lecteur discerne mieux la différence entre les formats, que ce soit un article de suivi de l’actualité, une enquête au long court ou une chronique ».
Bon sang ! Il n’y a pas moyen de nos jours de reproduire un journal papier sur écran, non seulement à cause de la taille trop limitée d’un ordinateur ou d’un portable typique, mais aussi parce que les exigences du « modèle numérique » obligent les journaux à interrompre régulièrement la continuité du texte par des publicités. Les contiguïtés cohérentes et agréables, organisées sur papier par un rédacteur humain, ne sont pas possibles dans un espace largement envahi par les diktats de Google et d’Apple. Khalaf a beau parler le marketingspeak, elle ne peut pas contourner les GAFA si elle veut rester à la mode — et à son poste.
En revanche, Khalaf, une excellente journaliste, n’est pas obligée de lire des articles universitaires d’Anne Mangen pour comprendre combien elle fait fausse route lorsqu’elle pousse son journal vers la numérisation. Il est probable qu’elle ait lu sur un écran à Londres l’article que je cite (d’origine libanaise, elle est francophone). Dommage, car il y a peu de chances qu’elle soit tombée dans le format numérique du Monde sur deux reportages imprimés à la page 12 de mon édition laser. En haut de la page était titré « “J’en ai ma dose” : les dégâts du télétravail » et en bas « Les géants du numérique, apôtres du travail à distance ». Dans ce dernier, l’intérêt des GAFA est évident. Dans le premier, on apprend que le travail à distance à la fois « augmente les risques psychosociaux » et « fait chuter la motivation des salariés… Pour beaucoup… le télétravail y est devenu synonyme de tensions, de stress, de burn-out ».
D’une part, selon un manager qui parle sous le couvert de l’anonymat, le cadre possède un pouvoir excessif : « Derrière un écran, on est un peu en mode tout-puissant [voir Orwell]. On n’a pas forcément conscience que ça pèse sur le moral du salarié de se sentir épié tout le temps. » D’autre part, le salarié, selon un certain Yann, se retrouve diminué et moins efficace dans ses relations gérées entièrement par l’écran : « J’ai un collègue plus âgé que moi, qui est un peu notre chef informel. Mais depuis qu’on est à distance, je n’arrive pas à gérer notre communication. Je ne sais pas comment le contacter, je n’ose pas l’appeler. Alors que je suis connecté de 8 heures à 19 h 30, je n’ai dû lui parler que trois fois. Il ne voit plus ce que je fais, alors que c’est lui qui me permet d’avancer. » Sont sous-entendus l’aliénation et l’aveuglement d’être coincé devant un écran toute la journée, privé de vision périphérique comme un cheval avec des oeillères. Tout seul, Yann ne gère pas sa communication avec son chef en partie parce qu’il ne gère pas sa communication avec son ordinateur. Pas bon pour les journalistes, et surtout pas bon pour leurs lecteurs.
John R. MacArthur est éditeur de Harper’s Magazine. Sa chronique revient au début de chaque mois.