Le Devoir

La justice française est-elle vraiment indépendan­te ?

Le Parquet national financier est dans la tourmente après plusieurs allégation­s d’ingérence

- CHRISTIAN RIOUX CORRESPOND­ANT À PARIS

Le verdict est tombé cette semaine. Et pas n’importe quel verdict. Cinq ans de prison, dont deux ferme, ainsi que dix ans d’inéligibil­ité pour l’ancien premier ministre François Fillon. Deux ans avec sursis pour sa femme. Pourtant, l’affaire qui a fait capoter la dernière élection présidenti­elle est loin d’être terminée. Non seulement l’ancien premier ministre, accusé d’avoir rémunéré son épouse pendant de longues années alors qu’elle ne travaillai­t pas, fera appel, mais la justice française n’a pas fini de s’interroger sur les ingérences politiques qui auraient pu précipiter cette condamnati­on.

Depuis quelques semaines en effet, le Parquet national financier (PNF) se retrouve dans la tourmente. Regroupant 18 magistrats, le PNF a été créé en 2013 par le président François Hollande après la découverte du compte en Suisse du ministre du Budget Jérôme Cahuzac afin de traquer la grande délinquanc­e économique et financière. Déjà, les journalist­es d’enquête du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme avaient révélé la « célérité hors norme » dont le PNF avait fait preuve dans l’affaire de celui qui était en 2017 le candidat favori à l’élection présidenti­elle. Et cela, alors même que les campagnes électorale­s ont toujours été caractéris­ées en France par une sorte de trêve judiciaire.

« Une énorme pression »

L’affaire a été relancée le 10 juin dernier par les déclaratio­ns explosives d’Éliane Houlette. Cette ancienne présidente du PNF aujourd’hui à la retraite avait reconnu avoir subi des « pressions » de la part de sa supérieure hiérarchiq­ue, la procureure générale de Paris, Catherine Champrenau­lt, lorsqu’elle instruisai­t l’affaire Fillon. Elle évoquait les « très nombreuses demandes » d’un parquet général qui s’ingérait « au quotidien dans l’action publique » avec « un degré de précision ahurissant­e ». La magistrate avoue avoir ressenti ces ingérences « comme une énorme pression ». Or, qui dit parquet général sait que celui-ci est sous l’autorité du ministre de la Justice et que les informatio­ns peuvent remonter jusqu’à la présidence.

Dans sa déposition, la magistrate précise même que c’est sa supérieure qui l’a engagée « à changer de voie procédural­e, c’est-à-dire à ouvrir une informatio­n judiciaire. » Sans ce choix décisif, les infraction­s reprochées à François Fillon n’auraient probableme­nt jamais été jugées puisqu’une loi était en cours d’adoption afin de prescrire de tels faits remontant à plus de 12 ans. De manière tout à fait exceptionn­elle, l’instructio­n a d’ailleurs été confiée au juge réputé le plus sévère et le plus expéditif. Sans ce choix procédural, l’élection présidenti­elle eût été radicaleme­nt différente.

Même si la magistrate nie toute pression politique, ces déclaratio­ns ont provoqué une telle déflagrati­on dans le monde de la justice qu’Emmanuel Macron a dû en saisir le Conseil supérieur de la magistratu­re. À droite, on est convaincus qu’il s’agit bien là de ce « cabinet noir » dont François Fillon avait ouvertemen­t dénoncé l’action en campagne électorale. Le chef du groupe Les Républicai­ns (LR) à l’Assemblée nationale n’hésite pas à parler d’instrument­alisation d’« une procédure judiciaire à des fins électorale­s.

Une note du président

Mais il n’y a pas que l’affaire Fillon. Depuis quelques jours, alors que siège la Commission d’enquête parlementa­ire sur l’indépendan­ce de la justice, le PNF est dans la tourmente pour au moins deux autres affaires. Plusieurs députés ont aussi demandé aux magistrats pourquoi ils avaient abandonné une enquête pour conflit d’intérêts visant Alexis Kohler, l’actuel secrétaire général de l’Élysée. Celui-ci était soupçonné, lorsqu’il était directeur de cabinet d’Emmanuel Macron à Bercy, d’avoir dissimulé les liens profession­nels et familiaux qui le liaient à l’armateur italo-suisse MSC.

L’enquête ouverte en juin 2018 a été classée sans suite en août 2019. Ce classement est d’autant plus « troublant », qu’il intervient après l’envoi au PNF d’une note du président Emmanuel Macron publiée par le site Mediapart dédouanant son ancien chef de cabinet. Selon Mediapart, le rapport des enquêteurs de la brigade de la répression de la délinquanc­e économique a alors été presque entièremen­t réécrit. Véritable camouflet pour le PNF, après les révélation­s de Mediapart, une nouvelle enquête a été ouverte.

Des « méthodes barbouzard­es » ?

Jamais deux sans trois. La semaine dernière, l’hebdomadai­re Le Point faisait exploser une véritable bombe en révélant que le PNF avait examiné les relevés téléphoniq­ues de plusieurs avocats. Dans le cadre de l’enquête sur les accusation­s d’un financemen­t libyen de la présidenti­elle de 2007, l’objectif officiel était d’identifier une « taupe » qui aurait pu informer l’ancien président Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog, qu’ils étaient sur écoute. Le tollé fut tel chez les avocats que la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, a dû ouvrir une enquête.

De nombreux avocats entendent d’ailleurs se pourvoir en justice contre l’État. « Je n’ai pas confiance en la justice », a déclaré sur LCI le ténor du Barreau Jean Veil, dont les factures de téléphone ont été scrutées à la loupe. Sur la même chaîne, l’avocat Éric Dupond-Moretti a dénoncé des « méthodes barbouzard­es ». « On a surveillé pendant 15 jours mes fadettes [relevés téléphoniq­ues], mes facturatio­ns détaillées pour savoir qui j’appelle et de qui je reçois des appels. Ça viole l’intimité de ma vie privée, ça viole mon secret profession­nel, ça viole le secret de mes correspond­ances. […] On ne fait pas ça en Corée ! »

Sept ans après sa création, certains réclament la suppressio­n du PNF, pendant que d’autres exigent qu’on lui donne plus d’indépendan­ce. Parmi les premiers, le député LR Éric Ciotti a annoncé son intention de déposer une propositio­n à l’Assemblée nationale pour supprimer cette institutio­n dans laquelle il voit une justice d’exception. Le PNF a été « créé beaucoup trop rapidement, sans vision réelle ni ambition de lutte contre la corruption », a déclaré sur France Info la juge Béatrice Brugère, secrétaire générale du syndicat Unité-Magistrat SNM FO. Même s’il reconnaît que « des fautes ont manifestem­ent été commises », l’avocat Thomas Clay, qui signe une tribune dans Le Monde, affirme que « ceux qui réclament la suppressio­n du PNF sont ceux que le PNF dérange ».

Se pourrait-il qu’en créant le PNF en 2013 afin de lutter contre la corruption financière, François Hollande ait créé un monstre aujourd’hui difficile à maîtriser ? Chose certaine, le malaise est loin d’être dissipé.

On a surveillé pendant 15 jours mes [relevés téléphoniq­ues]. Ça viole l’intimité de ma vie privée, ça viole mon secret profession­nel, ça viole le secret de mes correspond­ances. […] On ne fait pas ça »

en Corée ! ÉRIC DUPONDMORE­TTI

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