Entre l’étrange et l’ennui
L’ennui peut-il servir de tremplin à la créativité ?
Au cours de l’été, Le Devoir mène une série de textes très spéciale durant laquelle des jeunes d’un peu partout au Québec ont été invités à jouer aux philosophes en herbe, en partenariat avec l’Institut Philosophie Citoyenneté Jeunesse de l’Université de Montréal. Ainsi est né Le petit Devoir de philo, qui se déposera dans votre quotidien préféré chaque lundi de la belle saison. Au menu cette semaine : l’ennui.
Léonard, 8 ans, est un chouette garçon de 3e année aux yeux azur qui a passé son confinement à jouer avec ses Lego, à se baigner dans le lac et à sauter sur son trampoline avec sa petite soeur de 3 ans. À regarder, aussi, un peu — « beaucoup ! », selon sa maman — d’écrans. Malgré tout, comme bien des enfants loin de l’école, ce garçon actif a connu des heures creuses et vécu l’ennui. « Des fois, c’était moins cool que d’autres », euphémise le garçon, qui coule ses beaux jours d’enfant dans la nature de Val-Morin.
Mais l’ennui peut-il être un allié ? Est-ce nécessairement un état de tristesse lancinante, de mélancolie grimpante ? « L’ennui, c’est… l’ennui », laisse tomber Léonard, dans un mélange de lassitude et de timidité. « C’est quand tu ne sais pas trop quoi faire. On ressent une forme de tristesse. »
Pour s’en extirper, il faut se trouver quelque chose à faire, croit le garçon. À condition que ce soit « amusant ».
Une mission « bizarre »
Ça tombe bien : Natalie Fletcher, professeure à l’Institut Philosophie Citoyenneté Jeunesse de l’Université de Montréal, avait une activité de philocréation à lui proposer. Ici, il s’agit de faire rimer l’ennui avec l’étrange. « Généralement, l’ennui a tendance à être perçu comme négatif, mais ce que je trouve intéressant, c’est que, sans leur dire quoi penser, on fait des liens avec d’autres concepts qui pourraient nous permettre de dégager autre chose », souligne Mme Fletcher. « Peutêtre qu’un avantage de l’ennui c’est qu’on devient tout à coup plus sensible à ce qui est bizarre autour de nous. Ou au contraire, peut-être que l’ennui nous force à essayer de valoriser les choses qu’on trouve plates. »
Si elle était loin d’être barbante, la mission donnée à Léonard était pour le moins « bizarre », de l’avis du principal intéressé qui affichait souvent un air incrédule. Car il lui fallait jouer à interviewer des objets. Que font-ils dans la vie ? Sont-ils satisfaits ? Que mangentils ? Ensuite, il devait s’imaginer ce que ceux-ci pourraient penser de lui.
Léonard a d’abord interrogé ses Lego, qui se sont dits satisfaits de leur vie, mais ont admis que, s’ils étaient des humains, ils aimeraient bien manger… « des hamburgers », a lancé Léonard, esquissant un sourire. Ils ont aussi confié à notre journaliste en herbe qu’ils n’aimaient pas être désassemblés, à l’unité, loin de leurs amis. « Quand ils s ont construits, ils sont plus forts parce qu’ils sont tous les uns contre les autres », a soutenu candidement le jeune garçon.
Il a aussi questionné « une espèce de rectangle rond » et « une espèce d’appareil avec une antenne au bout qui peut se replier ». À la question « à quoi vous servez ? », les deux « machines » ont eu des réponses bien différentes. « Il y en a une qui ne se sentait pas très utile et l’autre qui servait à faire résonner la sonnerie de la porte », explique Léonard. Cette dernière a dit être particulièrement heureuse et épanouie lorsqu’il est complice avec elle pour jouer des tours, fait remarquer Véronique Lebuis, la mère du garçon. « Des fois, on sonne pis, quand quelqu’un ouvre la porte, il n’y a personne. Pis là, on sort de notre cachette en faisant peur à ceux qui ouvrent la porte », raconte Léonard, avec un sourire en coin.
Par les questions que lui pose à son tour Natalie Fletcher, Léonard en arrive à penser qu’il est possible d’être ami avec un objet, comme un robot par exemple, et que ceux qui semblent les plus inutiles a priori ont peut-être une utilité au fond. Ne serait-ce que de nous amener à nous poser des questions et à avoir un regard extérieur sur nous-mêmes.
Dans sa maison remplie d’objets, le garçon a de quoi se sentir observé. Que disent toutes ces choses de lui lorsqu’il a le dos tourné ? « Qu’il est parfois de bonne humeur et, d’autres fois, de moins bonne humeur », répond sa mère, voyant que son fils cherche ses mots. « Il m’a dit qu’il était parfois simplement triste ou fatigué. » L’ennui fait partie du lot normal des émotions.
Et un peu comme on emboîte des Lego pour construire ce que l’on veut, il peut se façonner de différentes manières. Il peut être un formidable tremplin pour la créativité et s’ouvrir à l’étrange, croit Natalie Fletcher. Surtout si l’on se met à observer attentivement ce qui se trouve autour de nous. « C’est la comédie du quotidien. Peut-on trouver quelque chose de comique ou de bizarre dans les objets qui nous entourent ? Si oui, qu’est-ce que ça dit sur l’ennui ? Perdrait-on quelque chose d’important si on perdait l’ennui ? », demande-t-elle. « On a vu que, pour Léonard, il y avait une complicité entre lui et l’objet, comme lorsqu’il joue des tours avec la sonnette. On crée ici un lien de confiance pour enlever l’expérience de l’ennui. Ça en dit beaucoup. »
Léonard a-t-il apprécié son activité sur l’ennui ? « C’était ennuyeux, mais pas mal le fun en même temps. » Comme quoi l’ennui peut finir par être notre ami.