Un été culturel à réinventer
Les événements inusités se multiplient afin de pallier l’annulation des grands festivals
Tout aussi déserte la place des Festivals soit-elle, il y aura quand même de quoi rire et danser en juillet et en août, un peu partout au Québec. Le Devoir prend le pouls de cette saison des festivals sans festivals dans « Un été culturel à inventer », une série de quatre textes témoignant en direct de cette entreprise de sauvetage de nos beaux mois ensoleillés. Pour les artistes de la chanson et de l’humour, et pour tous ceux qui les entourent, l’été 2020 sera assurément une expérience. Au sens propre, d’abord, dans la mesure où ils seront plusieurs à soumettre à l’épreuve du réel des idées étonnantes, parfois saugrenues, ayant émergé de leur puissant système D : spectacles dans la boîte d’une camionnette (Émile Bilodeau), spectacles sur des lacs (Stéphanie Bédard), spectacle depuis son balcon (comme Lydia Képinski en présentait un en juin) et spectacles dans des ciné-parcs (2Frères et plusieurs autres). Vous préférez rester à la maison ? Il vous suffit de verser un maigre 50 $ afin que Daniel Boucher vous pousse votre refrain préféré, par le biais de Zoom.
Mais l’été 2020 sera aussi fait d’expériences au sens où l’entendent depuis une dizaine d’années les gourous de l’événementiel (qui ont fait essaimer le syntagme « vivre une expérience »). Car un spectacle se doit désormais d’être un événement inédit, se distinguant par le lieu étonnant où il se déroule, par la proximité rare qu’il permet avec l’artiste, ou par un concept qui frappe l’imaginaire. Une tendance qui pesait déjà lourd dans le monde du spectacle vivant, et qui permet à ceux qui l’ont déjà embrassée de s’engager bien outillés dans ce triste été dénué de grands événements.
Andréanne A. Malette mettait sur pied en 2016 la tournée Feu de camp, une série de performances à hauteur de bûches ayant pour décor la cour d’un mélomane ou un terrain de camping. Un concept qui, même si ce n’est pas le cas, semble avoir été pensé spécialement pour répondre aux proverbiales circonstances actuelles.
« Ce que ça permet, c’est une rencontre directe entre l’artiste et son public. Les gens qui m’ont engagée pour venir jouer chez eux, je les connais maintenant par leurs prénoms et j’ai le double des clés de leur chalet », raconte l’autrice-compositrice, qui aura ainsi fait connaissance, estime-t-elle, avec plus de 4000 personnes « à coups de poignées de main et de tchin-tchin de vin », des liens précieux qui auront rejailli sur sa tournée traditionnelle suivante (103 représentations en salle). Quinze artistes gratteront la guitare cette année autour d’un feu-feu-joli-feu.
« Juste écouter de la musique ne suffit plus. On a tous soif de vivre quelque chose d’exceptionnel. Et les gens sont
prêts à payer pour ces expériences-là qui sont plus grandes que nature », se réjouit la chanteuse et productrice, qui confie avoir soigneusement élaboré l’image de sa tournée, qu’elle souhaitait « plus Pinterest que Labatt 50 ». Une expérience, après tout, n’en est pas une tant et aussi longtemps qu’elle ne nous a pas permis de récolter quelques likes sur Instagram.
Public singulier
Les multiples solutions mises en place cet été afin de pallier l’absence de festivals cristalliseraient un phénomène croissant, celui du spectacle personnalisé et / ou inédit. « Toute la question de la prise, de l’accroche, du pitch qui permet de vendre un spectacle est devenue très importante », souligne le professeur de musicologie au Département de musique de l’UQAM Danick Trottier, qui collabore présentement au sein de l’OICRM (Observatoire interdisciplinaire de création et de recherche en musique) à deux groupes de recherche interrogeant les transformations du milieu musical en contexte de pandémie.
« Les expériences sont de plus en plus précises, les publics sont plus exigeants, les gens veulent passer un moment différent. Avant, c’est l’artiste qui se devait d’être singulier, mais aujourd’hui, le public aussi veut être singulier, unique. »
Pour Eric Young, président et fondateur du Groupe Entourage, un acteur important du milieu de l’humour à la scène comme à la télé, la situation sans précédent que traverse le monde du spectacle vivant présentait une occasion de mettre au monde un projet qui dormait dans les cartons, avec l’espoir qu’il ne s’agisse pas que de l’histoire d’une saison. L’événement Ce soir
on char transformera les 21 et 22 juillet le ciné-parc de Saint-Eustache en vaste « comédie-parc », que le public est invité à investir dès 18 h dans une formule tailgate party, avant que ne débutent à 21 h des galas coanimés par Philippe Bond et Dominic Paquet.
Une initiative permettant certes à la boîte d’offrir du travail à des techniciens et à des artistes, mais aussi de fournir du contenu humoristique très prisé à la chaîne V, dans un contexte où le ComediHa ! de Québec n’aura pas lieu, et que le Festival Juste pour rire doit se tenir plus tard cet automne.
Avec ce week-end comique, Entourage en profite par ailleurs pour planter son drapeau sur la Rive-Nord de Montréal, mal desservie en matière de festivals culturels. « Notre choix de site s’est fait avec l’idée de créer quelque chose de récurrent », reconnaît Eric Young, qui espère se distinguer de la concurrence urbaine des deux grands festivals d’humour grâce à toutes les activités — plusieurs conçues autour de la passion des voitures — entourant ses galas d’humour. L’expérience, quoi. « De l’humour, ça reste de l’humour, mais ce qui fait que les gens reviennent dans un festival, c’est la plus-value. »
Le chaos des veines secondaires
Les chemins de traverse aménagés à la hâte cet été pourraient-ils se transformer en route asphaltée ? Les festivals devraient-ils craindre cette concurrence ? Pour Danick Trottier, l’avenir des grands festivals est moins incertain que celui du spectacle en salle, une formule héritée du XIXe siècle, rappelle-t-il, et s’étant peu mise à jour depuis.
« La pandémie nous a permis de nous souvenir du fait que les choses ne durent pas pour toujours et avec le spectacle de musique en salle, on nous sert la même expérience depuis au moins cinquante ans », observe le professeur, qui entrevoit notamment une augmentation du nombre de formules hybrides alliant numérique et présentiel. « Ce qui n’est quand même pas rien, ajoute-t-il, c’est que les initiatives fortes pour le renouvellement du spectacle cet été sont beaucoup venues des artistes, et non des institutions. »
Quelles conclusions tirer de cette capacité d’adaptation visiblement plus aiguisée chez les créateurs que chez nombre d’organismes et entreprises culturels bien établis ? « Ça nous dit que depuis plusieurs années, l’artère principale semble bloquée et qu’il y a des veines secondaires qui se créent, tout simplement parce qu’on veut survivre, répond Andréanne A. Malette. Ça crée à la fois un chaos et une belle diversité. Et ça redonne du pouvoir aux créateurs. »