La fin du silence
« Ce n’est pas parce que ce n’est pas un viol complet que ce n’est pas grave », plaide une victime. Les survivantes attendent désormais plus que le mouvement #MoiAussi.
La nouvelle vague de dénonciations qui déferle sur les réseaux sociaux est la suite logique du mouvement #MoiAussi, mais va encore plus loin. Aujourd’hui, les victimes rapportent des gestes ou des remarques qui ne sont pas toujours criminels au sens de la loi, mais qui entrent dans le spectre de la culture du viol. Leurs témoignages s’ancrent également dans un mouvement de solidarité pour protéger les autres femmes d’actes similaires.
« Avec le mouvement #MoiAussi, les femmes dénonçaient souvent des gestes que l’on pouvait relier à des actes criminels, il y avait une certaine clarté de définition, constate Rachel Chagnon, professeure de droit juridique à l’UQAM. Dans ce nouveau mouvement, il y a un éventail [de comportements], un prisme très large de ce qui est dénoncé et c’est difficile de départager ce qui est du registre de l’acte criminel. »
La nouvelle vague de dénonciations va plus loin dans ce sens où elle s’intéresse davantage à « la perception », au « malaise » et au « ressenti » des gens, précise Mme Chagnon.
« Il y a moins d’attention sur ce qu’on pourrait nommer comme étant le caractère objectivement problématique. En tant que juriste, je reste attachée à cette notion parce qu’on ne peut pas tout mettre dans le même sac : les commentaires grivois ou incivils qu’on a pu recevoir dans sa vie n’équivalent pas [dans le Code criminel] à se faire toucher les fesses ou à un viol. »
Or, dans les dénonciations qui circulent depuis quelques jours, « il n’y a plus aucune différenciation en termes de gravité des gestes dénoncés », affirme Mme Chagnon.
La sociologue féministe Sandrine Ricci constate elle aussi que les dénonciations récentes s’éloignent des catégories légales pour s’ancrer davantage dans le principe de la « gradation des violences ». Et elle s’en réjouit.
« C’est un acquis des théorisations féministes que de prendre en compte la perspective des survivantes, soutient Mme Ricci. De plus en plus, lorsqu’on parle de violences sexuelles, on reconnaît qu’il y a un continuum qui va de la blague sexiste ou des remarques à caractère sexuel sur le physique d’une collègue de travail jusqu’à l’agression sexuelle et au viol, dans le sens classique et légal du terme. »
Culture du viol et rôle des témoins
Un autre acquis des vagues de dénonciations précédentes qui ressort aujourd’hui est la reconnaissance de la dimension collective dans la culture du viol, note Mme Ricci. C’est la volonté des victimes à amener une forme de responsabilisation, non seulement chez l’agresseur, mais également dans son entourage.
Et c’est un peu normal que les jeunes générations s’intéressent au rôle des témoins puisque depuis l’adoption de la Loi visant à prévenir et à combattre les violences à caractère sexuel dans les établissements d’enseignement supérieur, la formation dispensée dans les cégeps et universités introduit la notion de témoins actifs et rappelle qu’une intervention — qu’elle soit subtile ou officielle — peut changer le cours des choses. Fermer les yeux est désormais considéré comme de la complicité. Et c’est ce que les jeunes dénoncent aujourd’hui.
« Dans la notion de culture du viol, il y a des individus et des comportements, mais également toute une dimension collective : il y a des gestes qui sont tolérés par des gens qui en sont témoins. Et c’est pour ça que l’on veut du changement ; chez les individus ciblés, mais aussi dans les cultures d’entreprises et dans certains milieux.
Il faut arrêter de tolérer des comportements qui sont problématiques », plaide Mme Ricci.
Justice
Car tous les gestes qui entrent dans la catégorie des violences sexuelles, qu’ils soient criminels ou non, ont un impact, explique Noémie, qui préfère taire son nom de famille par souci de confidentialité. « Une fois que tu as dépassé la ligne de ce qui ne se fait pas, tout est valide. Ce n’est pas parce que ce n’est pas un viol complet que ce n’est pas grave et que ça n’a pas gâché notre vie. Ça nous fait perdre confiance en nous et ça nous mélange dans notre rapport à notre corps. On finit par sentir qu’on ne s’appartient plus. »
Cette jeune victime, ciblée par des vedettes du Web alors qu’elle n’avait que 14 ans, était au cégep lorsque le mouvement #MoiAussi faisait les manchettes. À cette époque pas si lointaine, elle croyait encore que c’était sa faute à elle.
Il lui a fallu du temps, mais elle a fini par dénoncer, comme la majorité de ses amies viennent de le faire en donnant des noms. « On se fait justice soi-même parce qu’on ne se fait pas aider par le système de justice. »
La comédienne Patricia Tuslane, l’une des figures de proue du mouvement #MoiAussi au Québec, abonde dans le même sens. « Les victimes veulent que ça aille vite, qu’il y ait des conséquences et que ça ne se reproduise plus. Le système actuel peine à rendre justice aux victimes d’agressions sexuelles. Je comprends tout à fait que les victimes se tournent vers le Web. »
Selon elle, la libération de la parole est toujours profitable, même si cela se fait de façon « un peu anarchique » sur les réseaux sociaux. « Le silence profite aux agresseurs. Quand on se tait, on leur permet de continuer à faire d’autres victimes. Il faut que la parole se libère et surtout, qu’elle soit entendue. C’est la seule façon de faire changer les choses. »
Elle met également beaucoup d’espoir dans les travaux du comité d’experts sur l’accompagnement des victimes d’agression sexuelle et de violence conjugale, qui a été mis sur pied par Québec au printemps 2019, et dont elle est membre. « Les travaux du comité étaient essentiels, dit-elle. On a ciblé ce qui fait que le système ne fonctionne pas et on a présenté des solutions. On va présenter notre rapport en septembre [au nouveau ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette]. Est-ce qu’il sera tabletté ? Ça, c’est une autre histoire… »
Solidarité
Certaines voient dans ce nouveau mouvement un besoin de validation par les pairs et une exaspération face à la banalisation des violences sexuelles au quotidien. Mais c’est aussi un mouvement de solidarité féminine, estime Sandrine Ricci. « Il y a un appel à la solidarité pour mettre en garde les femmes dans certains milieux et dire tout haut ce que l’on disait tout bas. Des prédateurs, des agresseurs, il y en a dans tous les milieux. Il faut y voir une volonté des femmes de prévenir les autres et de responsabiliser les milieux, de dire : “OK, vous le saviez, maintenant, agissez.” »
Chloé Bouchard, la tatoueuse montréalaise qui a lancé le mouvement de dénonciations sur Instagram, espère « démanteler les cliques » tout en forçant la réflexion collective et l’introspection. « L’idée, c’est de rappeler à tous qu’il y a une réflexion qui doit se faire. On invite les gens à faire le tour de leur passé et à valider avec certaines personnes si elles ont des sentiments négatifs [liés à certaines expériences] au niveau du consentement. »
Elle aimerait bien, aussi, entendre des excuses. « On a passé une semaine à nommer des noms. Cette semaine, c’est le temps de commencer à réparer les dommages. On souhaite que les fautifs fassent un pas en avant et qu’ils reconnaissent qu’ils ont été mentionnés. On veut construire à partir de là. »
Le 7 juillet, 150 écrivains, universitaires, artistes et journalistes faisaient paraître dans le Harper’s Magazine une lettre « pour un débat ouvert ». En quelque 530 mots, ils y dénonçaient notamment « les appels à sanctionner rapidement et sévèrement tout ce qui est perçu comme une transgression langagière et idéologique ».
Si l’expression « culture de la cancellation » n’a pas été utilisée telle quelle dans la missive, beaucoup y ont vu une allusion. D’autant plus que parmi les noms de Margaret Atwood, Gloria Steinem, Salman Rushdie et Noam Chomsky s’est glissé celui de J.K. Rowling.
La présence de cette dernière, qui a récemment été réprimandée sur les réseaux sociaux pour ses gazouillis jugés transphobes, et « annulée » par une partie des fidèles de Harry Potter, a choqué une branche d’internautes.
Depuis, certains signataires de la lettre ont retiré leur appui. Notamment l’historienne Kerri Greenidge et la chroniqueuse du New York Times Jennifer Finney Boylan, qui a fait état de son désistement dans un tweet accompagné d’un « I am so sorry ».
Mais revenons au sujet de « l’annulation », qui consiste à mettre une personne au ban sur les réseaux sociaux. La question est délicate. Et mérite beaucoup de nuances.
Il a fallu une heure quarante à la youtubeuse philosophe Natalie Wynn pour l’expliquer dans une vidéo intitulée Canceling. Dans cet exposé visionné plus de 2,1 millions de fois, elle expliquait ce terme par « l’humiliation en ligne et l’ostracisme de membres proéminents d’une communauté par d’autres membres d’une communauté ».
Penseuse et artiste transgenre, Natalia Wynn crée, sur sa chaîne ContraPoints, des vidéos fouillées et soignées pour décortiquer avec force détails des thèmes aussi complexes que le capitalisme — ou Jordan Peterson. Elle a elle-même été « annulée » par certains qui n’ont pas apprécié, notamment, qu’elle collabore avec Buck Angel, un acteur pornographique controversé.
« La promesse de l’annulation, c’était de redonner le pouvoir à ceux qui n’en avaient pas. À traduire en justice des abuseurs puissants. C’était, d’une certaine façon la version XXIe siècle de la guillotine. Porteuse de justice, vengeresse du peuple ! Mais comme la guillotine, l’annulation s’est parfois muée en spectacle, en divertissement sadique », explique-t-elle dans ce monologue visant à prévenir les dérapages de la tendance.
Tentatives d’annulation
Car il ne faut pas tout mélanger. Les dénonciations d’agressions sexuelles ne sont pas des dénonciations de blagues douteuses, qui ne sont pas des résurgences de photos de costumes déplacés, qui ne sont pas des propos mal informés.
Il y a une mer de nuances de gris entre les appels à « cancel R. Kelly » après que des dizaines de femmes ont dénoncé les abus et les violences de l’ex-roi du R & B et les publications vilipendant l’actrice Scarlett Johansson pour avoir déclaré, bêtement convenons-en, qu’elle devrait « avoir le droit de jouer n’importe quelle personne, animal ou arbre » en réponse aux critiques l’accusant de personnifier un homme trans ou une femme asiatique.
La simple utilisation de l’expression « culture de la cancellation » est un prétexte à enchaîner avec « on ne peut plus rien dire », remarque quant à elle Judith Lussier, qui en a fait mention dans son livre intitulé justement On ne peut plus rien dire. « Je n’utilise toutefois jamais ce terme de “cancellation”, précise-t-elle. Parce que j’ai l’impression que c’est un mot flou — et un amalgame de plusieurs choses. »
Si l’on s’attarde à la question des gags discutables déterrés sur Twitter, par exemple, il est « très rare que l’on enlève aux humoristes la capacité de s’exprimer sur plusieurs sujets, croitelle. Souvent, ils continuent d’avoir des tribunes même s’ils ont fait face à un tribunal populaire. »
Dans le Washington Post, Phoebe Maltz Bovy, qui a signé le livre The Perils of Privilege, ainsi que la lettre du Harper’s Magazine, a avancé que « le paradoxe de la culture de la cancellation, c’est que ceux qui en parlent sont uniquement ceux qui ne risquent pas d’être affectés par elle. Les voix les plus fortes qui s’élèvent contre cette culture sont également celles de personnalités publiques dont la renommée et la fortune grandissent avec chaque nouvelle tentative d’annulation ».
Notons que sur Twitter, de telles « tentatives d’annulation » se manifestent souvent par l’utilisation du mot-clic #IsOverParty, qui suit le nom de la personne concernée.
Dernièrement, c’est la rappeuse Doja Cat, dont la carrière était sur une lancée spectaculaire, qui y a eu droit. Tandis que le remix de sa pièce Say So avec Nicki Minaj explosait dans les palmarès, des vidéos la montrant dans des forums Tiny Chat ont fait surface. On y voyait la rappeuse avec des gens présentés comme
des « suprémacistes blancs » et des « incels » (ou « célibataires involontaires »).
Le mot clic #DojaIsOverParty a commencé à circuler massivement. « Is Over » comme dans « c’est terminé ». Party, comme dans « tout le monde est invité à assister à la chute ».
Articulation de position
Condamner des propos, discuter, débattre, mais ostraciser d’un coup, sans droit de réplique ?
« C’est une question complexe, et une situation inquiétante, qui demande d’être analysée de manière fine et pondérée », précise Normand Baillargeon.
Dans ces « chambres d’écho » que sont les réseaux sociaux, la conversation est devenue étouffante, estime le philosophe qui s’est souvent penché sur la question, notamment dans l’essai Liberté surveillée, qu’il a dirigé.
Il déplore la propension qu’il juge très troublante « à attaquer des personnes de manière très dure, de leur faire honte en condamnant certaines pensées comme si elles étaient absolument épouvantables ». « Cela crée une atmosphère qui, dans les pires cas, rend absolument irrespirable la conversation démocratique ».
Le sujet a été abordé par le journaliste britannique Jon Ronson, habitué à la délicatesse et à la subtilité (en ce sens, écoutez son excellent balado The Last Days of August).
Il y a quelques années, Ronson a commencé à sonder des citoyens lambda ayant posé des gestes les ayant menés à être ostracisés en ligne. Une photo déplacée, une publication maladroite, un commentaire imbécile.
Parmi ces gens, Justine Sacco. En 2013, cette relationniste de presse avait envoyé un gazouillis à connotation raciste à ses 170 abonnés avant de prendre un vol pour l’Afrique du Sud, où elle allait passer ses vacances. Un employé de Buzzfeed était tombé dessus et l’avait partagé à ses milliers d’abonnés. À son arrivée, Justine était la risée numéro un sur Twitter, elle avait perdu son emploi, et « sa sécurité était menacée ».
De tels exemples, Jon Ronson a tiré le livre So You’ve Been Publicly Shamed. À sa sortie en 2015, et à sa stupéfaction, le journaliste a… lui-même été « publicly shamed ». Et traité de suprémaciste.
Pourtant, Jon Ronson ne niait pas la stupidité du tweet de Justine Sacco. Il déplorait simplement que ce type de frénésie collective sur les réseaux sociaux nous mène à « perdre notre aptitude pour l’empathie et notre capacité à distinguer les transgressions sérieuses des moins graves ».
Après la publication de la lettre de Harper’s Magazine mardi, nombre d’internautes de gauche ont d’ailleurs appelé à « annuler » ceux l’ayant signé, y compris… l’égérie nonagénaire de la gauche américaine, Noam Chomsky. « On qualifie Chomsky d’homme d’extrême droite aujourd’hui. C’est délirant de voir ça », s’exclame Normand Baillargeon.
« La vie de l’esprit suppose d’écouter les positions différentes des nôtres, ajoute-t-il. Dans son classique, De la liberté, John Stuart Mill disait — avec raison — qu’on ne sait même pas ce que l’on pense tant que l’on n’a pas entendu les arguments contraires à ce que l’on pense. C’est vrai, c’est profond : ce n’est que lorsqu’on est confronté à ceux qui ne pensent pas comme nous qu’on est obligé d’articuler sa position. »
Il existe une confusion entourant l’expression « culture de l’annulation », avance pour sa part Judith Lussier. « Je crois qu’il s’agit d’un mélange de trois éléments. D’une part, les dénonciations légitimes de comportements répréhensibles. Dans un second temps, l’emballement des médias sociaux à l’égard des situations dénoncées. Et dans un troisième temps, la décision des organisations de se dissocier ou non d’une personnalité accusée, qui n’obtient plus la faveur populaire. »
Elle mentionne ici les accusations de harcèlement sexuel et de racisme formulées par Safia Nolin à l’égard de Maripier Morin, une situation qui se trouve évidemment dans un tout autre registre qu’une « mise au ban pour une mauvaise blague ». Et qui se doit, elle aussi, d’être traitée avec une extrême délicatesse. « Même si on a l’impression que les langues se délient et que la parole est libérée, il reste que, quand on met l’accent sur les conséquences pour la personne accusée plutôt que sur ses comportements, on rend l’impact des dénonciations pour les accusés plus grave que les gestes dénoncés. »