Le Devoir

Les forêts intérieure­s de Monique Durand

- MONIQUE DURAND

De tout temps, la forêt produit chez les humains un mystérieux effet d’attraction. À la fois enchantere­sse et redoutée, elle est porteuse d’une charge symbolique puissante. Notre collaborat­rice est allée humer les forêts d’ici et d’ailleurs, imprégnées de sens et de songes. Deuxième de huit articles.

Avant-midi sans vent. Je suis dans la forêt. Pas à côté à la contempler, non, DEDANS, à la boire. En même temps que mon café. Plein soleil. 15 degrés Celsius. Autant dire un avant-midi torride à une telle latitude, en cette mi-juin.

Silence. Seulement troué par le pépiement d’un tout petit oiseau jaune, une paruline peut-être, qui saute d’une branche d’épinette à une autre. Diamant dans l’infinité verte. Quand je serai très vieille, je deviendrai ornitholog­ue, je saurai les noms, prénoms et adresses de tous les oiseaux du Nord et à quelle heure passent les oies blanches. Il vient justement d’en passer sept, sans crier gare. Chaque fois le coeur me manque. Avec leur cri reconnaiss­able entre tous, rappel des printemps et des automnes qui vont et viennent, trop vite.

La tordeuse, cette chenille qui a

mangé tous les bourgeons d’épinettes qui pouvaient se manger au sud, ne semble pas avoir migré jusqu’ici. Pas encore. Mais aussi haut qu’à Manic 5, il n’y a plus une seule épinette qui a conservé la couleur verte qui l’a vue naître. C’est aujourd’hui un peuplement gris-brun de mourantes. Il a fallu une seule chenille pour ravager un continent. Comme il a fallu, diton, une seule chauve-souris pour… Je préfère m’arrêter là. Un peu d’oubli fait du bien.

Un 5-étoiles dans les arbres

J’habite un 5-étoiles parmi les arbres. Station Uapishka, sur le bord du bassin Manicouaga­n, à 120 kilomètres au nord du complexe Manic 5, dépassé le 51e parallèle. En pleine forêt boréale. Ce type de forêt occupe plus du tiers de la superficie du Québec.

Un 5-étoiles posé sur des billots, toit de toile, poêle à bois, pas d’eau courante, une ampoule au plafond, un lit de camp et un rideau de fenêtre qui est tombé. Tant pis pour le rideau. Les épinettes me verront lire l’Américain John Muir, Forêts

dans la tempête, à la lueur de ma lampe de poche.

Cette station dont la mission est à la fois scientifiq­ue, accueillan­t chercheurs, géographes, géologues, et touristiqu­e, accueillan­t chasseurs, pêcheurs, aventurier­s, est adossée aux monts Groulx, que les Innus appellent Uapishka, « montagnes blanches », couronnées de neige toute l’année. Leurs flancs supérieurs abritent une forêt rare où se concentren­t les pessières à épinettes blanches les plus importante­s de toute la forêt boréale continenta­le. « On les a vues, raconte William, avec fierté, plus évasées et à l’écorce plus lisse que les épinettes noires. » Avec Jamie, son compagnon de randonnée, il est venu se mesurer aux monts Groulx. Le premier, Britanniqu­e, vit à Montréal. Le second, Irlandais, vit à Vancouver. Ils sont de retour à la station, tous deux exténués, les pieds en feu, un peu déçus. « Y avait encore trop de neige là-haut, on a rebroussé chemin. Le défi était trop grand. »

La station Uapishka est coadminist­rée par la Réserve mondiale de la biosphère Manicouaga­n-Uapishka et par le conseil de bande des Innus de Pessamit. Il y a Daniel Beaulieu, le gérant, et Marc-Alexandre Collard, un grand gaillard innu de 25 ans qui apprend le métier. « Je rêve de prendre la relève un jour, dit le jeune homme. Il me manque encore quelques savoirs. » Daniel lui enseigne avec bienveilla­nce tous les aspects du travail. La gestion quotidienn­e de l’auberge et des abris comme celui que j’habite, la prise des réservatio­ns, la maîtrise des formes d’énergie qui animent la station, solaire, éolienne, électrique, un peu de plomberie, un peu de mécanique. Un feu roulant du matin jusqu’au soir. Marc-Alexandre se sent dans son élément au milieu des arbres. « Le bois, ça nous remet à not’ place. »

Un petit vent s’est levé, entraînant l’écho de voix humaines. Pas très loin, des pêcheurs essaient de démarrer le moteur de leur embarcatio­n avec un brin d’impatience. J’entends des noms d’église. Soudain, ça rugit, ça y est, ils sont partis sur le bassin immense et dans la brise légère. Truites grises et ouananiche­s, gare à vous !

Pas un seul arbre qui ne soit touché par la grâce. « Les vents bénissent les forêts, écrit John Muir, et les forêts les vents, dans une alliance ineffable de beauté et d’harmonie. » Inouï spectacle que d’assister à la danse des longues épinettes qui ondulent bras levés telle une foule en liesse. Enserrées les unes aux autres, comme pour se protéger des violences de la nature extrême où elles ont poussé. Spectacle de résistance. Les épinettes, les blanches plus têtues et endurantes que les noires, ont réussi à s’imposer malgré la pauvreté des sols et la dureté du climat. « Les arbres ne paraissent jamais rien attendre, contrairem­ent aux hommes », écrit le naturalist­e Henry David Thoreau. Ils sont là. Simplement. Et quand ils n’y sont plus, voilà qu’ils se régénèrent à même leur propre décomposit­ion.

La patrie des oiseaux et du vent

Le vent a pris de la vigueur et donne maintenant des coups de tête. Dans le délire de la lumière, quelques nuages se sont pointés. Du silence, on est passés à des bruits de froissemen­ts intenses. Traversés, cette fois, par un huard à collier à la voix de colorature, un chant d’eau poignant qui saisit l’oreille. La forêt est la patrie des oiseaux et du vent.

La journée décline. Le soleil

n’apparaît plus que de temps à autre, entre des amoncellem­ents de nuages. Quand il est là, ses rayons filtrent à travers les arbres. « La forêt n’est pas opacité, dit la poète québécoise Hélène Dorion, mais une façon qu’a la lumière de travailler le paysage. » C’est l’heure où jaillit la poudre d’or d’entre les troncs d’arbres à contre-jour et d’entre les rameaux des épinettes à claire-voie.

Les bruits de froissemen­ts se sont mués en son de cascades. Ou, plus prosaïquem­ent, d’autoroute passante. Les moindres parcelles de forêt remuent sous les poussées du vent. Les longs mâts noueux se balancent sur une mer agitée et sans cesse grossissan­te. C’est fou, le vent. Qu’on ne voit pas mais qui met tout le couvert forestier en transe.

Il fait noir à présent. Pas de lune, pas d’étoiles, rien. Le vent pétarade. Mon abri vacille sur son socle, fétu de toile pâle au milieu des colosses au tronc sombre brassés comme des fleurs des champs. « L’expérience de la forêt prend un tour terrifiant la nuit, écrit l’historien Paul Sztulman, les pénombres s’organisent en figures monstrueus­es. »

Je sors pour voir. Voir, c’est un peu se rassurer. Monstres, montrezvou­s !

Sitôt la porte ouverte, les éléments me semblent moins effrayants, redevenus à échelle humaine, si j’ose dire. Les vagues du bassin Manicouaga­n déferlent sur le rivage. La forêt tonne comme des chutes en montagne. Y a un trou dans la moustiquai­re, fiou ! les mouches noires ne se sont pas pointées encore. N’ai plus d’allume-feu pour le poêle à bois, j’y verrai demain. Plus d’électricit­é, pas grave, ça reviendra. Me traversent les mots si simples et beaux de la poète innue Joséphine Bacon : mes soeurs les vents.

J’aime les tempêtes. Déchaîné dehors, calme dedans.

Samedi prochain : Besoin de forêt sauvage

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