Des libertés en suspens
Les gouvernements ont-ils limité nos droits de façon durable ?
« Restez à la maison. » « Gardez vos distances. » « Lavez-vous les mains. » « Portez un masque. » On n’a pas fini d’entendre ces mantras des autorités de la santé publique, surtout qu’une deuxième vague de COVID-19 est presque assurée. Étant donné l’urgence, ces limites à nos libertés individuelles ont été largement acceptées depuis le mois de mars, mais plus ces contraintes, allégées ou non, se prolongent, plus il y a de gens qui s’interrogent sur le sort réservé à leurs droits fondamentaux. Risque-t-on une érosion permanente ?
Chez des experts en la matière — un professeur, un avocat, une défenseure des droits fondamentaux, on refuse ou hésite à tirer cette conclusion, mais on appelle en choeur les citoyens à faire preuve de vigilance, dès maintenant et une fois la crise passée.
S’il juge excessive et anticonstitutionnelle la fermeture des frontières interprovinciales, Pierre Thibault, constitutionnaliste et vice-doyen de la Faculté de droit de l’Université d’Ottawa, rappelle que « les droits fondamentaux ne sont pas absolus. Ils peuvent être limités en vertu des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés de la personne, telles qu’interprétées par les tribunaux. Il faut toutefois que la limite soit raisonnable, qu’elle ait un fondement rationnel — comme le motif impérieux de santé publique actuel — et qu’elle ne s’éternise pas ». Il est persuadé que, dans ce cas-ci, « ce n’est pas par fantaisie que les gouvernements ont fermé les commerces et les frontières. Ils ont agi sur l’avis des scientifiques pour éviter la propagation du virus ».
Fervent défenseur des droits et libertés de la personne, l’avocat Julius Grey partage largement son avis, bien qu’il juge l’isolement des personnes âgées en fin de vie totalement contraire aux droits les plus fondamentaux. « Je crois aux droits et libertés, mais je ne suis pas de ceux qui mettent la liberté avant tout. La vie est importante aussi et la Charte canadienne des droits et libertés parle bien de vie, de liberté et de sécurité. Face à cette urgence de la COVID, il est raisonnable de restreindre certaines libertés, mais les restrictions doivent être minimales et temporaires. »
À la Ligue des droits et libertés (LDL), la présidente, Alexandra Pierre, est sur ses gardes. « Les Québécois et les Québécoises ont raison d’être vigilants puisque, dans ce genre de situation, il y a de vraies possibilités de dérive autoritaire. On l’a vu dans plusieurs pays et, dans une certaine mesure, dans cette façon de gouverner par décret. » Elle note que le gouvernement Trudeau à la mi-mars et le gouvernement Legault en juin, avec le projet de loi 61, ont chacun tenté de s’arroger des pouvoirs supplémentaires sous couvert d’urgence sanitaire. Dans le cas de François Legault, il a même espéré obtenir le pouvoir d’imposer l’état d’urgence aussi longtemps qu’il le voulait sans avoir besoin de l’aval de l’Assemblée nationale.
Droits fondamentaux
Selon elle, il demeure essentiel de juger les décisions gouvernementales à la lumière des droits fondamentaux. « Ce n’est pas optionnel […], même et surtout en temps d’urgence, et les régimes de droits de la personne, que ce soit à l’international, au Canada ou au Québec, tiennent compte de ces situations d’urgence en offrant des balises pour tout le monde, en tout temps. » Il faut se demander si l’objectif est réel ou urgent. Ensuite, s’il y a un lien entre le problème et la solution choisie. Finalement, si l’impact sur le reste des droits est démesuré ou non. Il faut aussi tenir compte du contexte, dit-elle.
Elle cite comme exemple le port du masque dans les lieux publics. Il répond à tous les critères, mais le respect de la consigne est assuré de quelle manière ? Opte-t-on pour l’éducation et la sensibilisation, comme en Colombie-Britannique, ou pour un discours sécuritaire qui privilégie les sanctions, avec le risque de profilage racial et social ? L’approche adoptée la préoccupe à la lumière de l’expérience des derniers mois, car, selon elle et ses collègues de la LDL, le gouvernement Legault a rapidement glissé vers un discours mettant l’accent sur la sécurité plutôt que sur la santé publique, et les mesures adoptées s’en sont ressenties.
Un rapport récent de l’Association canadienne des libertés civiles (ACLC) démontre d’ailleurs que le Québec a été mordant, avec des amendes pour contravention aux règles de distanciation physique ou de rassemblement pouvant atteindre 1500 $. Entre le 1er avril et le 15 juin, 77 % de toutes les contraventions données au Canada l’ont été au Québec et nombre de citoyens démunis, d’itinérants et de membres de minorités racisées ont écopé. « Il y a des inégalités qui existaient avant et qui ont été exacerbées par cette crise », souligne Mme Pierre.
Selon Julius Grey, c’est l’une des raisons pour lesquelles le pouvoir d’imposer ces sanctions ne peut être délégué et que les citoyens doivent avoir des recours judiciaires pour contester les amendes. Lesquelles, si elles sont excessives, peuvent être considérées comme des « peines cruelles et inusitées », selon la Cour suprême, rappelle-t-il.
Si Mme Pierre et M. Thibault sont contre le suivi électronique des contacts des personnes infectées, Julius Grey y est ouvert, mais à la condition que cela ne serve qu’à suivre pour un temps limité les contacts en question et que les droits des citoyens soient protégés une fois la crise passée. Mme Pierre parle d’une fausse solution qui déformera le portrait de la pandémie, car trop de gens dépourvus de téléphone intelligent passeront dans les mailles du filet. Et, demande-t-elle, en quoi une telle application aurait-elle évité l’hécatombe dans les CHSLD, résultat de lacunes antérieures à la crise ?
Julius Grey affirme qu’en matière de protection des droits et libertés, « c’est une erreur de confondre la réponse à une catastrophe aux dangers qui existaient avant et qui pourraient perdurer après la pandémie. […] Le danger n’est pas l’urgence, mais l’utilisation permanente des pouvoirs spéciaux ». Il craint l’accès aux données personnelles et leur utilisation par les entreprises et les gouvernements, ce qu’il appelle une tendance vers « une démocratie totalitaire permanente ». Voilà le « vrai danger », dit-il, mais le suivi, correctement encadré, peut avoir son utilité, d’où son exigence qu’il soit limité dans le temps et assorti de règles claires pour la protection permanente des droits.
Et pour cela, disent-ils tous, il faut des Parlements qui fonctionnent et vigoureux, à qui il revient d’encadrer les pouvoirs spéciaux et de les lever au moment opportun.