Incorrigible délinquant
L’affaire WE Charity (Mouvement UNIS, en français) prend des allures rocambolesques alors que l’octroi d’un contrat de 19,5 millions, après l’intervention du premier ministre Justin Trudeau, en vue de verser 900 millions à des jeunes au nom du gouvernement canadien, apparaissait déjà comme une gaffe inexplicable. On apprend maintenant que l’organisme caritatif et sa filiale ont accordé 1400 $ à l’épouse du premier ministre, Sophie Grégoire, pour faire une allocution en 2012 — c’était avant l’accession au pouvoir des libéraux —, 250 000 $ à sa mère Margaret entre 2016 et 2020 pour s’adresser à des jeunes lors de 28 événements et 32 000 $ à son frère Alexandre pour 8 rassemblements en 2017 et 2018. Une affaire de famille, vraiment.
C’est pour participer à un rassemblement organisé par UNIS que Sophie Grégoire s’est rendue à Londres en mars, où elle a contracté la COVID-19 avant de revenir au pays.
En avril dernier, Justin Trudeau annonçait la création du programme appelé Bourse canadienne pour le bénévolat étudiant et doté d’une enveloppe de 900 millions pour aider des organisations à but non lucratif affectées par la pandémie. Déjà, l’idée de verser 5000 $ à des étudiants durant l’été pour faire du « bénévolat » qui n’en serait plus était bancale. Le premier ministre affirmait que le mouvement UNIS était la seule organisation capable de distribuer cette manne. Après une semaine de controverse, l’organisation renonçait au contrat. Comme il se doit, c’est la fonction publique qui se chargera de gérer le programme.
On peut certes s’étonner que Justin Trudeau n’ait pas compris qu’accorder un tel contrat sans appel d’offres lui causerait de sérieux embêtements. Surtout, on peut se surprendre que le premier ministre et son bureau n’aient pas prévu que les médias, tôt ou tard, remonteraient la filière pour apprendre l’existence de ces substantiels cachets et exposerait ce qui apparaît comme un conflit d’intérêts patent. Ce qui était une bévue idiote est devenu une monumentale controverse à laquelle les partis d’opposition vont mordre férocement.
Le député néodémocrate chargé des questions d’éthique, Charlie Angus, qualifie cette affaire du « scandale le plus stupide de l’histoire du Canada ». En effet, elle trahit un manque sidéral de jugement qui laisse pantois.
Justin Trudeau a peut-être été aveuglé par la mission vertueuse et bon enfant de ce « success story » fondée il y a 25 ans par deux adolescents, les frères Craig et Marc Kielburger. Peu connue au Québec, cette multinationale canadienne de la bienfaisance vient en aide aux enfants dans les pays en voie de développement et organise des activités dans des écoles occidentales — anglo-saxonnes essentiellement — en s’associant à des vedettes comme le prince Harry et Meghan Markle, Oprah Winfrey et Whoopi Goldberg. Ainsi que Sophie Grégoire, Margaret Trudeau et Justin Trudeau, qui a déjà participé à des grands rassemblements organisés par UNIS, des vedettes aussi, faut croire.
Avant même qu’on connaisse les avantages obtenus par la famille, le Commissaire à l’éthique a annoncé qu’il enquêtera pour déterminer si Justin Trudeau a contrevenu encore une fois à la Loi sur les conflits d’intérêts. Le commissaire a déjà établi que le premier ministre avait violé cette loi en acceptant de passer ses vacances sur l’île privée de l’Aga Khan, dont la fondation reçoit des millions du gouvernement fédéral. Puis, les pressions qu’il a exercées sur la ministre de la Justice, Jody Wilson-Raybould, dans l’affaire SNC-Lavalin, lui ont valu un autre blâme. Mentionnons qu’en 2013, Justin Trudeau s’est senti obligé de rembourser près de 300 000 $ en cachets pour des allocutions qu’il avait données quand il était simple député.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Justin Trudeau ne semble pas apprendre de ses erreurs. Cette histoire de charité bien ordonnée commence par soi-même (ou sa famille) va le poursuivre. En plus de l’enquête du Commissaire à l’éthique, deux comités de la Chambre des communes se pencheront sur l’affaire. Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, réclame que le premier ministre cède sa place à la vice-première ministre, Chrystia Freeland, pendant l’enquête. Les conservateurs ont sorti le bazooka : ils ont adressé une plainte formelle à la Gendarmerie royale du Canada alléguant que Justin Trudeau a commis une fraude envers le gouvernement pour avantager des membres de sa famille.
Il faudra au moins sept mois avant que le Commissaire à l’éthique ne rende son rapport. Et on ne sait si la GRC se saisira de l’affaire. Or, c’est sur le terrain politique que la bataille se livrera. Après son éclipse pandémique, l’opposition a trouvé des munitions, gracieuseté d’un adversaire qui, une fois encore, court après le trouble.