Le Devoir

La racialisat­ion de la société québécoise

- Micheline Labelle Professeur­e émérite de sociologie, UQAM, fondatrice de l’Observatoi­re internatio­nal sur le racisme et les discrimina­tions (2003-2014)

À l’été 1990, je rédigeais pour Le Devoir un article intitulé « Pour résoudre le conflit amérindien. Ne pas s’enfermer dans une vision raciale ». Je réagissais à la façon dont la crise d’Oka était alors présentée comme un conflit racial opposant des « Blancs » à des Autochtone­s, une catégorisa­tion à forts relents coloniaux.

Trente ans plus tard, les revendicat­ions des Wet’suwet’en au Canada et l’assassinat de George Floyd aux États-Unis ont provoqué un nouveau débat sur le racisme systémique. Cependant, on passe sous silence une autre question de fond, tout aussi importante, soit la racialisat­ion accélérée des citoyennes et des citoyens.

En effet, le renforceme­nt du langage de la « race » dans l’espace public s’effectue, et de façon pire qu’en 1990, avec la complicité de journalist­es, d’éditoriali­stes, de chroniqueu­rs, de réseaux sociaux, d’intellectu­els et de militants eux-mêmes antiracist­es. La « blanchité » sert désormais à étayer le débat sur le racisme.

Définition

Qu’y a-t-il derrière cette nouvelle tendance ? Une controvers­e scientifiq­ue et politique en cours. Déjà, on doit rappeler qu’il n’y a pas de définition universell­e du racisme, ni chez les scientifiq­ues, ni dans les textes des institutio­ns internatio­nales, ni dans ceux des gouverneme­nts concernés pas l’antiracism­e. Il en va de même quant à l’utilisatio­n du présupposé de la « race » pour combattre le racisme.

Depuis les années 1980, des spécialist­es de divers pays anglophone­s (canadien y compris) ont insisté sur la nécessité de changer la terminolog­ie dominante pour analyser le racisme. Le concept de « processus de racialisat­ion/racisation » a représenté pour plusieurs une solution de rechange au mot « race ». Pour quelle raison ? D’abord parce que les races n’existent pas sur le plan biologique. Il y a unité génétique de l’humain. Ensuite, chaque société a une conception différente de ce qui est censé être phénotypiq­uement évident, comme la couleur de la peau. Alors que le processus de racialisat­ion implique clairement que les groupes cibles du racisme ont été l’objet d’une assignatio­n identitair­e relevant de l’idéologie raciste ; et ils ne l’ont pas choisie.

À titre d’exemple, la Loi fédérale sur l’équité en matière d’emploi définit le terme « minorité visible » comme suit : « Il s’agit de personnes, autres que les Autochtone­s, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche » (et on énumère quasi le monde entier). À l’opposé, dans son mémoire présenté lors de la consultati­on québécoise sur le racisme de 2006, le Barreau du Québec prenait position et estimait, à l’instar de la Commission ontarienne des droits de la personne, que « la notion de groupe « racialisé » est plus à même de cerner la réalité vécue par les personnes victimes de racisme ou de préjugés raciaux en ce que la race est un marqueur qui est imposé par le regard de l’autre ».

D’autres voies sont possibles. « To be called by our own names », réclamaien­t des Autochtone­s lors d’une des conférence­s des Nations unies contre le racisme. On le sent clairement au Québec. Des intellectu­els et des militants s’identifien­t comme Afro-Américains ou African Americans plutôt que comme Blacks. Dans le débat récent sur le racisme systémique, on a entendu Will Prosper parler d’Afro-descendant­s. À quand le terme Afro-Québécois, parmi d’autres ?

Mais un autre courant d’analyse, celui des whiteness studies, d’abord développé aux États-Unis, se diffuse en France et au Québec. Selon ce « paradigme », renforcé par la mouvance décolonial­e, la « race » est profondéme­nt ancrée dans les modes de pensée et d’action et demeure une composante centrale de l’identité des minorités et de leurs pratiques de résistance. Nommer la « race » serait essentiel à la lutte contre le racisme, même si elle relève du mythe social. On parle ici de « domination blanche », de suprématie et de normes « blanches », de « blanchité ». On appelle à la déconstruc­tion de l’« identité blanche », à la remise en question du « privilège blanc ». Porté à l’extrême, ce courant est devenu accusateur, culpabilis­ant et relève désormais de la police de la pensée.

La majorité blanche

Ainsi, au Québec, des intellectu­els polarisent le débat en ciblant une « majorité blanche » (sous-entendue francophon­e) ou encore « la majorité québécoise d’origine canadienne-française », tout en occultant le fait que la majorité francophon­e est démographi­quement plurielle et métissée par des Innus, des Irlandais, des Haïtiens, des Chiliens, des Marocains, et que le racisme existant au sein des minorités et entre minorités doit également faire l’objet d’une large attention. Un problème plus complexe qu’il n’y paraît. Et surtout, ce paradigme de la « blanchité » omet ou subordonne, en dépit de déclaratio­ns péremptoir­es sur l’intersecti­onnalité, la question des classes sociales qui complexifi­e hautement l’analyse du racisme.

En conclusion, j’espère que le comité chargé de formuler des mesures antiracist­es par le gouverneme­nt Legault pourra s’élever au-dessus de cet essentiali­sme racialisan­t qui imprègne de plus en plus la nation québécoise. Il a un choix à faire : analyser les manifestat­ions du racisme, ses niveaux (direct, indirect, systémique), ses cibles, les mots pour le dire, et proposer des mesures de combat soutenues par une volonté politique, qui ne resteront pas sur les tablettes, comme le dernier plan quinquenna­l des libéraux (2008-2013) dont on n’a plus entendu parler.

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