La racialisation de la société québécoise
À l’été 1990, je rédigeais pour Le Devoir un article intitulé « Pour résoudre le conflit amérindien. Ne pas s’enfermer dans une vision raciale ». Je réagissais à la façon dont la crise d’Oka était alors présentée comme un conflit racial opposant des « Blancs » à des Autochtones, une catégorisation à forts relents coloniaux.
Trente ans plus tard, les revendications des Wet’suwet’en au Canada et l’assassinat de George Floyd aux États-Unis ont provoqué un nouveau débat sur le racisme systémique. Cependant, on passe sous silence une autre question de fond, tout aussi importante, soit la racialisation accélérée des citoyennes et des citoyens.
En effet, le renforcement du langage de la « race » dans l’espace public s’effectue, et de façon pire qu’en 1990, avec la complicité de journalistes, d’éditorialistes, de chroniqueurs, de réseaux sociaux, d’intellectuels et de militants eux-mêmes antiracistes. La « blanchité » sert désormais à étayer le débat sur le racisme.
Définition
Qu’y a-t-il derrière cette nouvelle tendance ? Une controverse scientifique et politique en cours. Déjà, on doit rappeler qu’il n’y a pas de définition universelle du racisme, ni chez les scientifiques, ni dans les textes des institutions internationales, ni dans ceux des gouvernements concernés pas l’antiracisme. Il en va de même quant à l’utilisation du présupposé de la « race » pour combattre le racisme.
Depuis les années 1980, des spécialistes de divers pays anglophones (canadien y compris) ont insisté sur la nécessité de changer la terminologie dominante pour analyser le racisme. Le concept de « processus de racialisation/racisation » a représenté pour plusieurs une solution de rechange au mot « race ». Pour quelle raison ? D’abord parce que les races n’existent pas sur le plan biologique. Il y a unité génétique de l’humain. Ensuite, chaque société a une conception différente de ce qui est censé être phénotypiquement évident, comme la couleur de la peau. Alors que le processus de racialisation implique clairement que les groupes cibles du racisme ont été l’objet d’une assignation identitaire relevant de l’idéologie raciste ; et ils ne l’ont pas choisie.
À titre d’exemple, la Loi fédérale sur l’équité en matière d’emploi définit le terme « minorité visible » comme suit : « Il s’agit de personnes, autres que les Autochtones, qui ne sont pas de race blanche ou qui n’ont pas la peau blanche » (et on énumère quasi le monde entier). À l’opposé, dans son mémoire présenté lors de la consultation québécoise sur le racisme de 2006, le Barreau du Québec prenait position et estimait, à l’instar de la Commission ontarienne des droits de la personne, que « la notion de groupe « racialisé » est plus à même de cerner la réalité vécue par les personnes victimes de racisme ou de préjugés raciaux en ce que la race est un marqueur qui est imposé par le regard de l’autre ».
D’autres voies sont possibles. « To be called by our own names », réclamaient des Autochtones lors d’une des conférences des Nations unies contre le racisme. On le sent clairement au Québec. Des intellectuels et des militants s’identifient comme Afro-Américains ou African Americans plutôt que comme Blacks. Dans le débat récent sur le racisme systémique, on a entendu Will Prosper parler d’Afro-descendants. À quand le terme Afro-Québécois, parmi d’autres ?
Mais un autre courant d’analyse, celui des whiteness studies, d’abord développé aux États-Unis, se diffuse en France et au Québec. Selon ce « paradigme », renforcé par la mouvance décoloniale, la « race » est profondément ancrée dans les modes de pensée et d’action et demeure une composante centrale de l’identité des minorités et de leurs pratiques de résistance. Nommer la « race » serait essentiel à la lutte contre le racisme, même si elle relève du mythe social. On parle ici de « domination blanche », de suprématie et de normes « blanches », de « blanchité ». On appelle à la déconstruction de l’« identité blanche », à la remise en question du « privilège blanc ». Porté à l’extrême, ce courant est devenu accusateur, culpabilisant et relève désormais de la police de la pensée.
La majorité blanche
Ainsi, au Québec, des intellectuels polarisent le débat en ciblant une « majorité blanche » (sous-entendue francophone) ou encore « la majorité québécoise d’origine canadienne-française », tout en occultant le fait que la majorité francophone est démographiquement plurielle et métissée par des Innus, des Irlandais, des Haïtiens, des Chiliens, des Marocains, et que le racisme existant au sein des minorités et entre minorités doit également faire l’objet d’une large attention. Un problème plus complexe qu’il n’y paraît. Et surtout, ce paradigme de la « blanchité » omet ou subordonne, en dépit de déclarations péremptoires sur l’intersectionnalité, la question des classes sociales qui complexifie hautement l’analyse du racisme.
En conclusion, j’espère que le comité chargé de formuler des mesures antiracistes par le gouvernement Legault pourra s’élever au-dessus de cet essentialisme racialisant qui imprègne de plus en plus la nation québécoise. Il a un choix à faire : analyser les manifestations du racisme, ses niveaux (direct, indirect, systémique), ses cibles, les mots pour le dire, et proposer des mesures de combat soutenues par une volonté politique, qui ne resteront pas sur les tablettes, comme le dernier plan quinquennal des libéraux (2008-2013) dont on n’a plus entendu parler.