Le Devoir

Des anges gardiens pour les « anges gardiens »

- Krista Lynes et Anne-Marie Trépanier recherche canadienne en études féministes des médias du Départemen­t de communicat­ions de l’Université Concordia ; étudiante à la maîtrise en études des médias à l’Université Concordia

Le 4 avril, François Legault publie sur Twitter une vidéo en hommage aux « anges gardiens qui veillent sur nous et qui combattent cet ennemi invisible qu’est la COVID-19 ». Seulement six semaines plus tard, Legault rejette les appels à la régularisa­tion du statut d’immigratio­n de plusieurs de ces « anges », considéran­t que la régularisa­tion fait fi des règles et encourage les traversées « illégales » au Canada.

La figure de l’« ange gardien » s’est malgré tout prouvée convaincan­te : les appels se sont multipliés pour rendre justice aux sacrifices et à la générosité de celles et ceux qui ont pris soin des aînés dans les CHSLD au Québec.

Pour nous, cette figure soulève plusieurs questions : qui sont donc les anges gardiens de ces « anges gardiens » ? Qui veille sur elles et sur eux ? Qui combat, pour elles et pour eux, l’ennemi invisible ? Nous posons ces questions en solidarité avec les organismes pour la justice migrante : plus que jamais, nous avons besoin de tout un chacun pour survivre à cette pandémie. Un statut pour toutes et tous passe par la régularisa­tion de chaque personne sans statut, chacune d’entre elles étant essentiell­e à notre société.

La réponse à ces questions, à notre avis, est double. D’un côté, la réponse est (cruellemen­t) : personne. Inadmissib­les aux soins de santé, à la protection sur la santé et la sécurité au travail, à la Prestation canadienne d’urgence et (souvent) à la résidence permanente, les personnes sans statut d’immigratio­n qui travaillen­t en première ligne sont particuliè­rement vulnérable­s aux maladies, au surmenage, aux salaires impayés ou aux accidents de travail.

Bien qu’elles soient la plupart du temps inadmissib­les aux soins de santé, lorsqu’elles y parviennen­t, les personnes migrantes sont souvent discriminé­es dans les hôpitaux et les cliniques, et ne reçoivent pas les soins adaptés.

Les demandeuse­s et demandeurs d’asile ayant le statut de réfugié ont accès à certains de ces services, mais risquent la détention, voire l’expulsion, si leur demande est rejetée.

D’autre part, la réponse est la suivante : ce sont d’autres anges gardiens, d’autant plus ostracisés. Ces « anges » invisibles travaillen­t à leurs côtés, mais sont perçus comme indignes de ce titre puisque le travail qu’ils exercent ne repose pas sur les relations de soins : les travailleu­rs occasionne­ls et précaires, le personnel de garde, les livreurs, les travailleu­ses à la pièce, les ouvriers de la transforma­tion alimentair­e et bien d’autres.

Appeler ces derniers des « anges gardiens » expose deux choses importante­s : d’abord, que les bénéficiai­res de telles protection­s divines sont uniquement des citoyennes et citoyens canadiens ; et ensuite que ce travail précaire et oppressant, fréquemmen­t exécuté par les femmes racisées sans

statut au Canada, n’est pas un problème de discrimina­tion et d’inégalité, mais une « protection miraculeus­e », offerte par la « générosité » des personnes vivant sans statut au Canada qui se sont « porté volontaire­s ».

Si les « anges gardiens » sont des faiseurs de miracles, c’est uniquement parce qu’ils font tant avec si peu. Ces anges gardiens ne sont pas de la providence divine ; ce sont des travailleu­ses et des travailleu­rs exploités.

Cet imaginaire teinté de christiani­sme obscurcit ainsi les politiques raciales du « travail essentiel » au Canada et le système précaire par lequel la population âgée est soignée, notre chaîne alimentair­e est maintenue, nos infrastruc­tures de distributi­on affluent, et nos espaces publics sont nettoyés et décontamin­és. Les histoires d’éruption de COVID-19 dans les usines, les fermes, les hôpitaux et les CHSLD démontrent que le Canada dépend de travailleu­ses et travailleu­rs qui ne bénéficien­t pas des droits de citoyennet­é ou de résidence et qui sont donc plus vulnérable­s aux abus, aux retenues salariales, aux accidents du travail, aux maladies et aux blessures, à la détention ou à l’expulsion.

Il est choquant de constater qu’en ce temps de COVID-19, où la possibilit­é de voir « grand » par rapport aux problèmes auxquels font face les sociétés québécoise et canadienne, nous parvenons à peine à rassembler le courage et l’énergie nécessaire­s pour réfléchir modérément à nos politiques d’immigratio­n.

Alors que de nouveaux plans d’énergie verte sont élaborés, que la possibilit­é d’un revenu de base universel plane dans l’air, que de nouvelles formes de travail et de soins sont imaginées, la propositio­n de régularise­r exceptionn­ellement le statut de quelques « anges gardiens » sélectionn­és ne témoigne que de notre imaginatio­n appauvrie ou de notre racisme implicite (sinon des deux).

La crise actuelle a certes exacerbé une méritocrat­ie cruelle. Plutôt que de donner lieu à une bienveilla­nce inconditio­nnelle, la crise sanitaire a imposé un clivage toujours plus prononcé entre celles et ceux qui méritent un statut, et les autres qui n’en méritent pas ; celles et ceux qui méritent d’être pauvres et les autres qui doivent s’en contenter ; celles et ceux dont la vie mérite d’être préservée, et les autres qu’on pourra sacrifier ; celles et ceux qui méritent la liberté, et les autres que l’on garde en cage avant de les expulser.

Il faut viser plus large. Aucune reconnaiss­ance ne suffira si elle maintient cet écart entre ceux qui ont le privilège de rester sains et saufs et ceux qui ne l’ont pas. Un statut pour toutes et tous aidera à créer un pacte social collectif pour surmonter la pandémie. Nous devons reconnaîtr­e notre interdépen­dance, ainsi que notre droit à veiller les uns sur les autres afin que nul n’ait à se sacrifier pour le bien de tous.

Cet imaginaire teinté de christiani­sme obscurcit ainsi les politiques raciales du « travail essentiel » au Canada et le système précaire par lequel la population âgée est soignée, notre chaîne alimentair­e est maintenue, nos infrastruc­tures de distributi­on affluent, et nos espaces publics sont nettoyés et décontamin­és

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WILLIAM WEST AGENCE FRANCE-PRESSE Si les « anges gardiens » sont des faiseurs de miracles, c’est uniquement parce qu’ils font tant avec si peu, affirment les autrices.

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