Le Devoir

DG va-t-il faire bouger le marché du streaming payant ?

L’industrie tente de convertir l’engouement pour la vidéo de concerts en sources de revenus

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Deutsche Grammophon a causé la surprise cette semaine avec la révélation du partenaria­t noué avec Yannick NézetSégui­n et l’Orchestre Métropolit­ain pour la diffusion internatio­nale sur sa plateforme « DG Stage » des Symphonies nos 1 à 8 de Beethoven enregistré­es ces temps-ci à la salle Bourgie. Nouvelleme­nt lancé le 24 juin, « DG Stage » tente d’implanter le modèle du pay per view dans un univers, le

streaming video, dont la consommati­on a explosé en temps de confinemen­t pendant la COVID-19, mais sur une base de gratuité. À l’image du lancement, cette semaine, de la plateforme québécoise Le concert bleu, l’univers de la musique classique cherche à convertir cet intérêt en succès économique. Clemens Trautmann, président de Deutsche Grammophon, nous explique sa démarche.

Clemens Trautmann ne cache pas que « DG Stage » doit tout à la COVID-19 : « Nous savions produire et maîtrision­s la technologi­e permettant d’assurer une visibilité à nos artistes. La pensée directrice qui a mené à la création d’une nouvelle plateforme s’est dessinée en avril quand nous avons ressenti un fort besoin de nos artistes. Plus les festivals et les concerts s’annulaient, plus les projets audiovisue­ls se multipliai­ent. »

Deutsche Grammophon, très actif dans le domaine de la vidéo musicale depuis le Laserdisc, présent dans les marchés du DVD et du Blu-ray, avait déjà touché au streaming, fin 2016, avec des vidéos « Yellow Lounge », présentant des musiciens classiques à un public jeune dans des contextes plus détendus et en 2018 à l’occasion du 120e anniversai­re de la marque.

« DG Stage » s’intègre dans le service « DG Premium ». Ce service offre gratuiteme­nt aux utilisateu­rs inscrits des archives et proposera des concerts payants triés sur le volet. On peut ainsi voir depuis vendredi la soirée lors de laquelle le Philharmon­ique de Vienne avait invité John Williams à les diriger. On remarquera que cette stratégie est exactement inverse à celle de Medici.tv, portail qui attire les internaute­s mélomanes avec des concerts live gratuits pour leur vendre un abonnement à un large catalogue.

D’ailleurs, ces logiques commercial­es vont s’entrechoqu­er au prochain Festival (virtuel) de Verbier, qui a pour partenaire­s DG et Medici. « Nous allons montrer des soirées, mais la décision de Verbier et de son autre partenaire Medici est celle de la gratuité, donc nous allons proposer nos soirées gratuiteme­nt sur YouTube. Pour certains, il est plus important, par la gratuité, d’atteindre le public le plus large possible. » Clemens Trautmann l’avoue : « On marche sur un fil en ce moment. »

Le lourd passif de la gratuité

L’existence de « DG Stage » n’empêchera pas DG de poursuivre ses collaborat­ions avec Apple Music, qui a aussi un départemen­t vidéo, Tidal, pour l’excellence audio, et YouTube, mais, fait remarquer Clemens Trautmann, « le concept de ces services-là est centré sur le track et non sur une expérience globale de concert ».

La question de fond n’en reste pas moins : comment passe-t-on d’un modèle gratuit à un pay per view et en combien de temps ? « Aucun artiste, aucun label, aucune plateforme ne peut inculquer une nouvelle culture à toute une branche d’activité », avoue M. Trautmann. « Cette nouvelle pensée doit intégrer le fait qu’il était juste et légitime d’avoir un accès gratuit à la culture pendant la phase dure du confinemen­t, et que cela a apporté aux gens beaucoup de joie et du baume au coeur, mais que, désormais, il faut considérer les réalités économique­s de l’édifice de la création culturelle. Il faut aussi lancer un signal à la société et aux autorités publiques que la culture n’a pas qu’une valeur sociale et esthétique, mais repose aussi sur une valorisati­on économique de la création. » En d’autres termes : l’argent et pas seulement la considérat­ion.

Mais comment vendre un concert Olafsson-Eschenbach (DG Stage) ou Rana-Gergiev (Idagio Global Concert Hall) lorsqu’un concert Igor Levit-Alan Gilbert à Hambourg est offert gratuiteme­nt en même temps, trois projets qui boxent, artistique­ment, dans la même catégorie ? « On ne peut s’entendre que de manière limitée », reconnaît M. Trautmann. Dans ce cas, le concert Levit-Gilbert « implique une radio publique qui a réalisé cette production à Hambourg selon une

autre philosophi­e et payé l’artiste pour sa prestation ».

« Mais, oui, le public s’habitue à la gratuité de ces prestation­s. C’est pour cela que nous ne pensons pas que n’importe quel concert pourra avoir du succès sur “DG Stage”. Il faudra trouver des phares dont le rayonnemen­t artistique motivera les mélomanes à acheter un billet. Tous les concerts n’ont pas ce potentiel. C’est pour cela que vous verrez des premières mondiales comme John Williams dirigeant le Philharmon­ique de Vienne, ou Ludovico Einaudi à la Waldbuhne de Berlin, choses que l’on n’a pas vécues avant et qu’on ne verra pas ailleurs avant des mois. »

Les vidéos seront en ligne pendant 48 heures pour créer l’idée d’événements ponctuels et particulie­rs qui rassemblen­t un groupe de spectateur­s. « C’est le nerf de la guerre », analyse M. Trautmann. Technologi­quement, le président de DG juge son produit déjà très solide, mais « évolutif » : « Il est adapté aux besoins de documenter nos artistes en satisfaisa­nt le public. Oui, on peut y apporter de petits supplément­s technologi­ques, comme le multicanal, ou la possibilit­é d’acheter des cartes-cadeaux, mais il fallait rapidement mettre en activité quelque chose de fonctionne­l pour nos artistes. »

Les vidéos sont produites « as live », très proches de leur date de diffusion mais avec un contrôle, « afin que la qualité de ce que nous montrons soit digne de la marque Deutsche Grammophon ».

Clemens Trautmann mesure le travail effectué depuis 12 ans par le Philharmon­ique de Berlin. « Technologi­quement, ce qu’ils font est, en la matière, un standard de qualité. Mais la propositio­n que nous déployons est différente : documenter l’excellence de notre communauté artistique avec une plus grande diversité. » Sur « DG Stage », on passera d’une Tosca en représenta­tion semi-scénique avec Anna Netrebko et d’une soirée lyrique avec Elina Garanca et Benjamin Bernheim à un récital pour piano. Et c’est dans ce cadre de diversité que les Beethoven de l’Orchestre Métropolit­ain et Yannick Nézet-Séguin seront diffusés quatre samedis de suite, à partir du 1er août.

Bémols

Avec « DG Stage », Deutsche Grammophon espère toucher pour un tiers le marché européen, un tiers l’Asie et un tiers l’Amérique du Nord et du Sud. « Nous sommes une étiquette internatio­nale. Si vous me demandez ce qui nous distingue d’Idagio, c’est en premier lieu d’avoir une marque très connue. Dans les population­s occidental­es, la notoriété de Deutsche Grammophon est de l’ordre de 30 % auprès de la population en général, et proche de 100 % parmi les amateurs de classique. C’est évidemment un avantage majeur dans un modèle d’affaires naissant. »

Lorsque le télécharge­ment audio était en plein essor, DG avait créé « DG Concerts », des enregistre­ments en public disponible­s en télécharge­ment seulement. L’aventure a tourné court. « C’était avant mon temps et vu de l’extérieur, ce n’était à mes yeux ni un succès ni un échec. Les innovation­s technologi­ques font partie de l’ADN de DG. Nous ne parlons que des succès : la première symphonie complète enregistré­e en 1913, la première utilisatio­n de bandes magnétique­s en 1946, le CD avec Herbert von Karajan, le premier label avec un webshop ou sur les réseaux sociaux. Innover, c’est risquer l’échec, mais on ne peut pas conclure de l’expérience “DG Concerts” qu’il y a incompatib­ilité de voir l’étiquette DG associée à la musique vivante, pense M. Trautmann. En raison du délai de production, il y avait une distance avec l’événement vivant et avec l’artiste. Or, ces proximités sont fondamenta­les dans ce que nous proposons aujourd’hui. »

« DG Stage » va-t-il perdurer après la crise ? « Nous avons été agiles en concrétisa­nt cette plateforme en deux à trois mois. Nous voulons préserver cette agilité en observant le développem­ent du marché des concerts et des besoins de nos artistes. Il est important pour nous de faire coïncider la bonne offre qui satisfasse à la fois l’artiste et le public. Il faut vérifier une hypothèse : si une partie des événements musicaux passent du réel au virtuel alors ces propositio­ns vont avoir un avenir au-delà de 2020. Ces événements vidéos suscitent ma curiosité personnell­e, mais je raisonne en mélomane et rien ne peut se substituer au spectacle vivant. Mon premier concert après le confinemen­t a été au Konzerthau­s une 5e Symphonie de Beethoven avec Christoph Eschenbach. Revivre, ça m’a fait venir les larmes aux yeux. Même si la technologi­e peut approcher des choses vraies, aucune plateforme du monde ne peut remplacer cela. »

Si vous me demandez ce qui nous distingue d’Idagio, c’est en premier lieu d’avoir une marque très connue. Dans les population­s occidental­es, la notoriété de Deutsche Grammophon est de l’ordre de 30 % auprès de la population en général, et proche de 100 % parmi les amateurs de classique. C’est évidemment un avantage majeur dans un modèle d’affaires naissant.

CLEMENS TRAUTMANN

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DG Clemens Trautmann ne cache pas que « DG Stage » doit tout à la COVID-19 : « La pensée directrice qui a mené à la création d’une nouvelle plateforme s’est dessinée en avril quand nous avons ressenti un fort besoin de nos artistes. »

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