Avoir la nature à l’oeil
Une nouvelle collection québécoise de nature writing voit le jour
C’est un genre fuyant et un peu tentaculaire. Comme une source invisible qui irrigue le sol sous nos pieds. Fiction, essai, prose ou poésie. Histoires naturelles, récits d’aventures, introspections en plein air, parfois même romans, tous explorent en général la place de l’homme dans la nature.
Qu’est-ce que le « nature writing » ? Écrire la nature, écriture nature, écrire sur la nature ? Être écrit par la nature ? On semble avoir renoncé à traduire l’expression en français. Peut-être parce que c’est un genre qui est d’abord et surtout « américain ». Reflet de l’idée que nos voisins du Sud se font d’eux-mêmes, c’est une sorte de grand creuset où se mélangent l’homme et la nature, dans un espace — le Nouveau Monde — qui leur a semblé dénué de références historiques ou religieuses.
Le nature writing est un genre que l’on fait en général débuter avec Walden ou La vie dans les bois, de Henry David Thoreau (1817-1862), un livre paru en 1854 dans lequel le philosophe, poète et naturaliste américain a concentré deux années, deux mois et deux jours passés dans une cabane au bord de l’étang de Walden, près de Concord, dans le Massachusetts.
Un récit observateur et introspectif qui, l’un des tout premiers, portait une conscience environnementale doublée d’une critique envers le monde occidental. « Un lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage, écrivait Thoreau. C’est l’oeil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature. »
L’oeil américain
Il existe d’autres pionniers : Susan Fenimore Cooper, John Muir, Grey Owl, Rachel Carson, Edward Abbey. Barry Lopez, Rick Bass, Annie Dillard, Jim Harrison. En France, depuis 2006, les Éditions Gallmeister en ont fait une spécialité, publiant des auteurs comme Edward Abbey, David Vann ou Pete Fromm.
Au Québec, Félix Leclerc, Yves Thériault, Jean-Yves Soucy, Jean O’Neil, Robert Lalonde, Jean Désy ou Pierre Morency — et d’autres encore — n’ont pas attendu que l’on crée l’étiquette pour pratiquer le genre.
Mais avec les trois premiers titres de L’oeil américain chez Boréal, le genre semble faire chez nous une sorte de coming-out littéraire. Dirigée par l’écrivain Louis Hamelin, cette nouvelle collection tire son nom d’un recueil de récits naturalistes de Pierre Morency paru en 1989. On entend aussi bien y faire paraître des traductions que de rééditer des classiques du genre « tombés dans l’oubli ».
Aux yeux de Louis Hamelin : « L’expression de notre américanité littéraire, de cette part de notre imaginaire collectif qui appartient en propre au continent américain, appelait une telle collection. C’est une question de territoire. Une situation géographique comme la nôtre, privilégiée quant au rapport à la nature sauvage, a forcément produit des écrivains proches du monde vivant. » Hamelin signe aussi la traduction des Étés de l’ourse, de l’écrivaine canadienne Muriel Wylie
L’occupation des sols
Blanchet (1891-1961), classique du nature writing canadien, où elle raconte les étés enchanteurs passés à naviguer le long des côtes de la ColombieBritannique avec ses cinq enfants.
Il y a une part d’exil, géographique autant qu’intérieur, dans les réflexions de François Landry. Né à Rivière-duLoup en 1962, « bûcheron amateur » à qui il arrive d’enseigner à l’université, il s’amène avec un récit autobiographique aux parfums de pruche et
d’éperlan joliment intitulé Le bois dont je me chauffe.
Sans un vieil homme qui lui a appris, enfant, à pêcher l’éperlan sur le quai de Rivière-Ouelle, dans le Bas-du-Fleuve, « je serais demeuré l’équivalent d’un Touareg incapable de monter un dromadaire », écrit-il, soulignant le rapport pour le moins complexe que les Québécois entretiennent avec leur environnement.
Après avoir vécu quelques années à Montréal, de fil en aiguille ce doctorant en littérature défroqué est devenu propriétaire d’un lopin terre de quelques acres à Saint-Rémi, dans les Hautes-Laurentides. « Les Laurentiens, écrit-il, m’auront appris l’humilité. Que vaut la pensée de Paul Ricoeur ou de Hannah Arendt lorsqu’on est aux prises avec des infiltrations d’eau dans son sous-sol ? »
Misanthrope assumé — et qui ne le deviendrait pas, au contact quotidien d’une nature constamment menacée ? —, bien campé dans ses « convictions asocioéconomiques » au milieu de la faune et la flore, François Landry émaille son texte de questionnements bien actuels.
Ainsi, à l’heure où les citadins rêvent de prendre le large, quelle occupation faisons-nous réellement de ce territoire immense qui est le nôtre ? Comment concilier culture et nature ? À ses yeux, les « privilèges accordés à notre caste majoritaire occultent mal l’extraordinaire inaptitude à l’autonomie que nous avons atteinte en moins de quatre générations ».
C’est ainsi qu’il exprime son point de vue sur le monde. En faisant le portrait touchant d’un voisin qui l’inspire, ou en racontant ses journées de labeur passionné à élaguer sa petite forêt, tronçonneuse à la main, allant de découvertes en indignations.
Ouvrage parfois ampoulé, qui broie son amas de noir en cédant souvent plus à la récrimination qu’à la poésie (« Ces violences de papier m’empêchent d’en commettre de véritables », confesse-t-il, un peu renfrogné), Le bois dont je me chauffe est comme le fruit d’un Thoreau amer, écartelé entre la solitude et son appartenance au monde.