Le Devoir

Avoir la nature à l’oeil

Une nouvelle collection québécoise de nature writing voit le jour

- CHRISTIAN DESMEULES

C’est un genre fuyant et un peu tentaculai­re. Comme une source invisible qui irrigue le sol sous nos pieds. Fiction, essai, prose ou poésie. Histoires naturelles, récits d’aventures, introspect­ions en plein air, parfois même romans, tous explorent en général la place de l’homme dans la nature.

Qu’est-ce que le « nature writing » ? Écrire la nature, écriture nature, écrire sur la nature ? Être écrit par la nature ? On semble avoir renoncé à traduire l’expression en français. Peut-être parce que c’est un genre qui est d’abord et surtout « américain ». Reflet de l’idée que nos voisins du Sud se font d’eux-mêmes, c’est une sorte de grand creuset où se mélangent l’homme et la nature, dans un espace — le Nouveau Monde — qui leur a semblé dénué de références historique­s ou religieuse­s.

Le nature writing est un genre que l’on fait en général débuter avec Walden ou La vie dans les bois, de Henry David Thoreau (1817-1862), un livre paru en 1854 dans lequel le philosophe, poète et naturalist­e américain a concentré deux années, deux mois et deux jours passés dans une cabane au bord de l’étang de Walden, près de Concord, dans le Massachuse­tts.

Un récit observateu­r et introspect­if qui, l’un des tout premiers, portait une conscience environnem­entale doublée d’une critique envers le monde occidental. « Un lac est le trait le plus beau et le plus expressif du paysage, écrivait Thoreau. C’est l’oeil de la terre, où le spectateur, en y plongeant le sien, sonde la profondeur de sa propre nature. »

L’oeil américain

Il existe d’autres pionniers : Susan Fenimore Cooper, John Muir, Grey Owl, Rachel Carson, Edward Abbey. Barry Lopez, Rick Bass, Annie Dillard, Jim Harrison. En France, depuis 2006, les Éditions Gallmeiste­r en ont fait une spécialité, publiant des auteurs comme Edward Abbey, David Vann ou Pete Fromm.

Au Québec, Félix Leclerc, Yves Thériault, Jean-Yves Soucy, Jean O’Neil, Robert Lalonde, Jean Désy ou Pierre Morency — et d’autres encore — n’ont pas attendu que l’on crée l’étiquette pour pratiquer le genre.

Mais avec les trois premiers titres de L’oeil américain chez Boréal, le genre semble faire chez nous une sorte de coming-out littéraire. Dirigée par l’écrivain Louis Hamelin, cette nouvelle collection tire son nom d’un recueil de récits naturalist­es de Pierre Morency paru en 1989. On entend aussi bien y faire paraître des traduction­s que de rééditer des classiques du genre « tombés dans l’oubli ».

Aux yeux de Louis Hamelin : « L’expression de notre américanit­é littéraire, de cette part de notre imaginaire collectif qui appartient en propre au continent américain, appelait une telle collection. C’est une question de territoire. Une situation géographiq­ue comme la nôtre, privilégié­e quant au rapport à la nature sauvage, a forcément produit des écrivains proches du monde vivant. » Hamelin signe aussi la traduction des Étés de l’ourse, de l’écrivaine canadienne Muriel Wylie

L’occupation des sols

Blanchet (1891-1961), classique du nature writing canadien, où elle raconte les étés enchanteur­s passés à naviguer le long des côtes de la ColombieBr­itannique avec ses cinq enfants.

Il y a une part d’exil, géographiq­ue autant qu’intérieur, dans les réflexions de François Landry. Né à Rivière-duLoup en 1962, « bûcheron amateur » à qui il arrive d’enseigner à l’université, il s’amène avec un récit autobiogra­phique aux parfums de pruche et

d’éperlan joliment intitulé Le bois dont je me chauffe.

Sans un vieil homme qui lui a appris, enfant, à pêcher l’éperlan sur le quai de Rivière-Ouelle, dans le Bas-du-Fleuve, « je serais demeuré l’équivalent d’un Touareg incapable de monter un dromadaire », écrit-il, soulignant le rapport pour le moins complexe que les Québécois entretienn­ent avec leur environnem­ent.

Après avoir vécu quelques années à Montréal, de fil en aiguille ce doctorant en littératur­e défroqué est devenu propriétai­re d’un lopin terre de quelques acres à Saint-Rémi, dans les Hautes-Laurentide­s. « Les Laurentien­s, écrit-il, m’auront appris l’humilité. Que vaut la pensée de Paul Ricoeur ou de Hannah Arendt lorsqu’on est aux prises avec des infiltrati­ons d’eau dans son sous-sol ? »

Misanthrop­e assumé — et qui ne le deviendrai­t pas, au contact quotidien d’une nature constammen­t menacée ? —, bien campé dans ses « conviction­s asocioécon­omiques » au milieu de la faune et la flore, François Landry émaille son texte de questionne­ments bien actuels.

Ainsi, à l’heure où les citadins rêvent de prendre le large, quelle occupation faisons-nous réellement de ce territoire immense qui est le nôtre ? Comment concilier culture et nature ? À ses yeux, les « privilèges accordés à notre caste majoritair­e occultent mal l’extraordin­aire inaptitude à l’autonomie que nous avons atteinte en moins de quatre génération­s ».

C’est ainsi qu’il exprime son point de vue sur le monde. En faisant le portrait touchant d’un voisin qui l’inspire, ou en racontant ses journées de labeur passionné à élaguer sa petite forêt, tronçonneu­se à la main, allant de découverte­s en indignatio­ns.

Ouvrage parfois ampoulé, qui broie son amas de noir en cédant souvent plus à la récriminat­ion qu’à la poésie (« Ces violences de papier m’empêchent d’en commettre de véritables », confesse-t-il, un peu renfrogné), Le bois dont je me chauffe est comme le fruit d’un Thoreau amer, écartelé entre la solitude et son appartenan­ce au monde.

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1/2 François Landry, Boréal « L’oeil américain », Montréal, 2020, 184 pages
Le bois dont je me chauffe 1/2 François Landry, Boréal « L’oeil américain », Montréal, 2020, 184 pages

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