Deux poètes amoureux
Selon Clémence DesRochers, sa fille, le poète Alfred DesRochers (1901-1978) a livré le meilleur de lui-même dans ses Élégies pour
l’épouse en-allée, un recueil de sonnets amoureux paru aux éditions Parti pris en 1967. Dans ses spectacles, quand elle parlait de « l’homme de sa vie », Clémence incitait le public à lire ce recueil, malheureusement devenu introuvable. En le rééditant, cette année, la collection Bibliothèque québécoise nous donne enfin accès à ces élégants et souvent poignants sonnets dans lesquels, écrit Clémence en préface, le poète « chante l’amour de maman et de la nature qui l’entoure ».
Dans l’histoire de la littérature québécoise, Alfred DesRochers fait date. « C’est le premier vrai poète canadien que je lise », écrit à son sujet Saint-Denys Garneau en 1931. Cette admiration est justifiée. DesRochers, en effet, inspire et aspire son lecteur par la puissance de son souffle. Sa poésie, expliquent les auteurs d’Histoire de la littérature
québécoise (Boréal, 2007), plonge dans le terroir québécois, mais donne à ce dernier un élan épique chargé d’audace.
« Sous le réalisme truculent des mots passe une inquiétude, une angoisse, écrit Gilles Marcotte dans
Une littérature qui se fait (BQ, 1994) ; de sourdes et imprécises menaces habitent le paysage, qui résonnent dans un verbe dur et plein comme une fatalité. » Chez ce « fils déchu de race surhumaine », c’est le coureur des bois, plus que le paysan, qui incarne la noblesse d’ici.
Pour dépeindre cette « race de violents, de forts, de hasardeux », DesRochers recourt à une poésie classique. Son attitude, lit-on encore dans Histoire de la littérature québécoise, consiste à « dire les réalités régionales dans une forme pure ». Son ami Louis Dantin, qui s’étonnait de cette alliance, lui disait que ses bûcherons semblaient couper des arbres sur le Parnasse.
Rose-Alma Brault meurt en 1964, presque quarante ans après son mariage avec le poète. Ce dernier, alors dans la soixantaine, dit entrer dans « l’époque du néant ». Ses veines épiques et terroiristes le guident toujours, mais elles se sont adoucies. Le départ de l’épouse a assourdi la rumeur du monde extérieur, permettant ainsi au murmure intérieur, habité par la mélancolie, de sourdre. « Sans doute les railleurs diront-ils que j’ordonne / Bien sagement ma peine au rythme alexandrin ; / Oui, mais le nouveau-né débile, en son chagrin, / Ne répète-t-il pas un sanglot monotone ? » écrit le poète.
Dans son chalet des Laurentides, au coeur d’une nature qui l’éblouit malgré tout — « Comment songer toujours aux morts quand on peut voir / Des parcelles d’aurore au dos des scarabées », note-t-il —, DesRochers pense sans relâche à son amoureuse. Celle qui, naguère, le relevait après ses chutes gît désormais en son cercueil où elle « n’entend plus les bruits de pas sur le chemin ».
Pour elle, le poète aligne « des rimes un peu folles » et de brillants vers, qu’il dit modestement « sans éclat », en guise d’épitaphe. Les menaces du paysage qu’évoquait Marcotte, en parlant des poèmes de jeunesse de DesRochers, prennent, en fin de parcours, la forme de l’absente : « Entre les monts de l’Ouest dressés en éventails, / Le ciel crépusculaire ouvre mille portails. / Que n’en est-il un seul qui vers TOI me conduise ! » Clémence a raison : ce recueil plein de solitude est animé par la grâce.
L’autre Houellebecq
Je ne sais pas ce que Michel Houellebecq penserait de la poésie de DesRochers. Chez l’écrivain français, le lyrisme est à la peine, « la nature est laide, ennuyeuse et hostile » et le poète, s’il est un homme déchu, n’est pas de race surhumaine. Dans Un peu en marge. Houellebecq poète (Nota bene, 2020, 96 pages), le très éclairant opuscule qu’il lui consacre, Olivier Parenteau dit de la poésie houellebecquienne qu’elle est humble, voire, dans un sens mélioratif, moyenne. Elle vise, selon l’essayiste, par une écriture simple, empreinte de sincérité, à « ouvrir une voie de passage direct vers le coeur souffrant du sujet ».
DesRochers et Houellebecq, c’est l’évidence, n’ont pas le même regard sur le monde. Pourtant, à certains égards, sur l’essentiel, peutêtre, ils se rejoignent un peu. Pour Houellebecq, poète blessé mais « ouvert à la grandeur », écrit Parenteau, l’amour est « quelque chose de sacré et d’entier, un absolu dans ce monde de l’à-peu-près, du simili et du demi » ; c’est ce qui manque, mais qui est seul à même « de donner un sens à notre présence dans ce monde inhabitable ».
DesRochers, dans ses Élégies, entonne un chant semblable. Les deux poètes, de plus, tiennent à ce que le Québécois appelle « le vers noble », formellement ouvragé, qui « dit tout ce qu’il veut quand même, et rien de plus ». Le poète idéal, écrit Houellebecq, doit « être complexe, et amoureux de la simplicité ». En voilà deux spécimens exemplaires.