Le Devoir

La folie littéraire, cette arme de résistance massive

La figure du fou (et de la folle) ébranle les idées reçues pour mieux dénoncer les tares de la société

- GRAND ANGLE ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

Parce que c’est le moment ou jamais de se replonger dans la perspicaci­té et l’inventivit­é des grands écrivains qui nous ont précédés, Le Devoir se propose de revisiter, au cours des prochaines semaines, les grands symboles et figures littéraire­s qui ont contribué à la constructi­on de notre imaginaire collectif.

Don Quichotte, Hannibal Lecter, le Joker, le Dr Jekyll, Annie Wilkes… Qu’ils aient été créés pour effrayer, stigmatise­r, dénoncer ou émouvoir, les personnage­s psychopath­es, psychotiqu­es, maudits ou mélancoliq­ues sont légion dans la littératur­e.

Le fou nous fascine, car il est à la fois une manière d’expliquer la différence, de comprendre ce qui nous échappe et nous effraie, de nous sécuriser à travers la norme. Pour l’artiste et le penseur, il est un outil pour saisir le réel par la marge et en ébranler les fondations, devenant par le fait même un incroyable moyen de résistance.

Aussi grotesque qu’elle eût été à travers les époques, cheminant avec peine aux côtés des avancées de la médecine, la représenta­tion de la folie est toujours à l’image de son milieu.

« La folie n’existe que dans une société, écrivait Michel Foucault, dans sa préface de l’Histoire de la

folie à l’âge classique. Elle n’existe pas en dehors des normes de la sensibilit­é qui l’isolent et des formes de répulsion qui l’excluent ou la capturent. »

Au-delà de la norme

En médecine comme en philosophi­e et en culture, la folie et sa représenta­tion sont très tôt confrontée­s aux raccourcis intellectu­els et aux diagnostic­s réducteurs.

Ainsi, durant l’Antiquité, les comporteme­nts amoraux, déviants ou trop passionnel­s sont considérés comme une punition divine. Les malades sont tour à tour rejetés, châtiés, brûlés au bûcher. Au XVIIe siècle, la naissance de la tradition empirique permet une approche plus réaliste de la psychiatri­e, qui se détache peu à peu de la superstiti­on et des erreurs doctrinale­s. Les mendiants, les malades mentaux et les invalides sont internés pour être éduqués et mis au travail. Il faudra attendre le XXe siècle — et Freud — pour que la maladie mentale soit traitée par observatio­n systématiq­ue plutôt que par hypothèse, quoique toujours avec des résultats mitigés.

En littératur­e, on a appliqué le soliloque de fous à tout autant de personnage­s qui ne correspond­aient pas à une certaine normalité. « Dans nos schèmes de lecture, la folie s’applique à tous les protagonis­tes qui sont en dehors de la vraisembla­nce, qui ont des comporteme­nts démesurés ou que l’on considère comme anormaux, selon notre définition de la norme qui est souvent biaisée », soutient Cassie Bérard, écrivaine et professeur­e au Départemen­t d’études littéraire­s à l’Université du Québec à Montréal.

La fausse hystérie

Les personnage­s féminins — grandes victimes de cette analyse dichotomiq­ue — voient leurs émotions et leur sensibilit­é montrées du doigt et exacerbées au-delà de l’excès dès lors qu’elles ne se résignent pas au rôle qu’on souhaite les voir jouer au sein de la société.

« Les premières idées sur la folie féminine proviennen­t de la Grèce antique, raconte Heather Meek, enseignant­e à l’Université de Montréal et spécialist­e de l’écriture des femmes. Des penseurs tels que Platon, Aristote, et Hippocrate en particulie­r, croyaient que la maladie résidait dans le mouvement de l’utérus, qu’elle était ultimement liée au corps et résultait d’un problème biologique et émotionnel. Cette idée a traversé le temps, a perduré à travers la Renaissanc­e et le XVIIIe siècle, et, en quelque sorte, jusqu’à aujourd’hui. »

Chez Shakespear­e, par exemple, alors que la folie d’Hamlet est souvent associée à un génie intellectu­el et imaginatif, celle d’Ophélie est davantage perçue comme une hystérie liée à la mélancolie et à la passion amoureuse.

À toutes les époques, des femmes — dont plusieurs encore méconnues aujourd’hui — prennent la plume pour écrire leur histoire, résister à ces catégorisa­tions et débouter les tabous. « Ce qu’on voit dans leurs textes, c’est que c’est bien souvent l’oppression patriarcal­e qui les mène à la folie. Leur corps et leurs émotions ne sont pas plus naturellem­ent chaotiques ou moins développés que ceux des hommes. Ce sont plutôt les conditions sociales et domestique­s qui les mènent à la démence et à la dépression », ajoute Mme Meek.

En 1798, Mary Wollstonec­raft publie le roman Maria or The Wrongs

of Woman, dans lequel une jeune femme placée dans un établissem­ent psychiatri­que par son mari conteste son diagnostic et dénonce l’institutio­n patriarcal­e du mariage et le système juridique qui le protège.

Depuis, les écrivaines ont utilisé la folie pour rejeter les convention­s de la vie domestique et de la maternité (Elena Ferrante, Charlotte Brontë, Kate Chopin) et se sont attelées à démystifie­r, entre autres, la dépression (Nelly Arcan), le post-partum (Émilie Choquet) et le syndrome du stress post-traumatiqu­e (Toni Morrison), reléguant au placard la figure de la femme névrosée et hystérique.

Cette autoréflex­ion de la folie fait davantage qu’aller au-delà de la caricature. « Elle met à l’épreuve les perception­s et les conclusion­s du lecteur, et joue avec les codes de la raison et du langage pour l’inciter à adhérer au personnage », explique Cassie Bérard.

C’est lorsque la folie induit l’empathie qu’elle se fait la soeur de l’art, poursuit-elle. « La littératur­e, par son essence, est une forme de résistance. Elle permet de s’opposer à des problèmes de société auxquels on est obligés de se soumettre. Il y a aussi de ça dans la folie littéraire. Elle représente les limites de notre propre pensée et permet, lorsqu’on s’identifie au texte, de former une communauté de fous, une communauté de compréhens­ion qui peut changer les choses. »

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ISTOCK En médecine comme en philosophi­e et en culture, la folie et sa représenta­tion sont très tôt confrontée­s aux raccourcis intellectu­els et aux diagnostic­s réducteurs.

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