La transmission au fil de l’eau
Ou le sacerdoce du pêcheur à la ligne
La crise actuelle et ses répercussions vont modifier notre façon de voyager. Désormais, pour nombre d’entre nous, où aller sera peut-être moins essentiel que la raison pour laquelle nous souhaitons partir. Chaque semaine dans ces pages, une personnalité, un collaborateur, un passionné raconte ce qui lui donne la bougeotte et une envie irrépressible de découvrir de nouveaux paysages.
D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé la pêche. Tout gamin, c’était l’occasion de m’évader de la maison et de passer du temps exclusif avec mon père, avec la fierté de l’accompagner, de faire nos affaires de gars, en laissant la maman et le petit frère (tellement 1980 !). Je pouvais passer des heures à contempler mon petit bouchon onduler doucement, dans l’espoir de le voir frétiller et soudain s’enfoncer d’un coup sec dans l’eau. La tension du fil, la touche électrique, qui permet de deviner sans la voir encore la grosseur de la bête et son pedigree : le brave gardon toujours un peu décevant, la perchaude tonique qui promet une jolie lutte, en passant par l’aristocratique truite qui finira à la poêle. Peu à peu, la pêche est devenue pour moi un refuge loin du monde, un moment de calme concentration qui justifiait n’importe quel voyage — tant à quelques mètres de la maison qu’à plusieurs heures d’avion —, pourvu qu’à l’arrivée m’attende le beau lac ou la rivière translucide où j’allais pouvoir tremper mon fil.
Allez, on va se le dire, pour beaucoup, la pêche est, au choix, soit un loisir totalement ringard soit d’un ennui mortel. Pourtant, peu de plaisirs égalent à mes yeux celui de longer les berges, les pieds dans l’eau, loin de toute civilisation. Remonter le courant, l’oeil toujours vigilant. Tenter de lancer l’appât dans le trou d’eau inaccessible sous un enchevêtrement de branches où se tient peutêtre un brochet immobile. Assister au spectacle rare du martin-pêcheur dégustant sa proie sur une branche, ou surprendre un chevreuil qui ne vous a pas senti venir. Faire corps avec la nature. En définitive, c’est cette connexion primordiale que je trouve dans la pêche à la mouche, qui a même justifié (au moins en partie) mon plus grand voyage, celui de toute une vie, mon installation au Québec — en partance de la France —, dont les rivières sauvages m’avaient fait tellement rêver. C’est dire si je suis mordu ! Et j’ai continué ainsi de Charlevoix à la Gaspésie, de l’Abitibi aux Cantons-de-l’Est, affûtant mes techniques, perfectionnant ma connaissance de l’eau…
Jusqu’à ce que j’aie à mon tour des enfants…
Vous vous souvenez quand j’ai dit que j’allais à la pêche avec mon père, et que c’était un grand moment de fierté ? Maintenant, ce sont mes enfants qui veulent être du voyage, et je comprends l’air fatigué que je voyais parfois chez mon paternel. Je passe désormais ma vie à démêler des noeuds, à mettre des vers sur les hameçons et à décrocher de pauvres petits gardons ferrés trop tard et qui ont gobé l’hameçon jusqu’à l’estomac (quand il ne s’agit pas d’une barbotte gluante et piquante). Et quand l’un de mes fistons en a assez, ça finit en lancer de roches dans l’eau. Oubliés, le calme, le zen et la sérénité. Je ne pêche plus : je leur apprends à pêcher. Même lorsque je retourne en France l’été, c’est, pour mes innombrables nièces, le retour du tonton pêcheur. Dans la petite rivière derrière la maison de mes beaux-parents en Bourgogne, je gère une entreprise de pêche au goujon à faire pâlir les chalutiers japonais. Je monte les lignes, tends les cannes, répare les lignes cassées, me pique les doigts avec l’hameçon quand la petite dernière a relevé sa canne pile au moment où j’enfilais un ver (« oui, mais c’est parce qu’il y avait un papillon ! »). Et alors que l’après-midi tire à sa fin et qu’il est temps d’aller se baigner, on aurait pu espérer que ces petites filles, si douces et gentilles, si sensibles à la souffrance des animaux (je les ai vues pleurer quand le gros chat Georges a songé à croquer une souris), prendraient en pitié ces petits poissons et leur rendraient la liberté. Que nenni ! Tels des Pantagruel, elles s’attendent à dévorer le fruit de leurs efforts ! Et tandis que m’échoit la tâche ingrate de vider la poiscaille, je pense déjà à leur joie et à leur fierté quand elles dégusteront leur friture, mais aussi aux souvenirs que nous nous fabriquons, tous ensemble, au fil de l’eau. On ne naît pas pêcheur, on le devient, comme dirait l’autre.