Le Devoir

Jacinthe Robillard, régisseuse de plateau

Derrière la caméra, c’est elle qui gère le temps, les gens… et le stress

- PHILIPPE RENAUD

Parler de culture en tant que secteur industriel peut faire grincer des dents ceux qui craignent que l’on réduise l’art à des colonnes de chiffres. Ceux-ci révèlent toutefois une réalité économique de poids : l’industrie culturelle emploie environ 178 000 travailleu­rs au Québec, générant des retombées annuelles de près de 9,4 milliards de dollars. Or, derrière chaque oeuvre s’active une armée de travailleu­rs de l’ombre dont le métier est aujourd’hui menacé par la crise sanitaire, travailleu­rs auxquels Le Devoir consacre une série.

« Je travaille avec des gants blancs, c’est un peu ma marque de commerce », dit la régisseuse de plateau télé Jacinthe Robillard. Avec des gants blancs, au propre comme au figuré : « C’est une technique qui était enseignée à l’époque, mais que plus personne ne pratiquait dans le métier, explique-telle. Un jour, sur un plateau, l’animatrice ne voyait pas mes signes à cause du décor, de couleur beige. Comme je fais aussi de la photo, j’ai toujours une paire de gants blancs dans mon sac ; après les avoir mis, l’animatrice voyait clairement tous les signes que je lui faisais ! »

Au sens figuré, le métier de régisseuse de plateau exige aussi un certain doigté et « beaucoup d’humanité », estime Jacinthe Robillard, qui travaille sur les plateaux de télévision depuis une quinzaine d’années — ces temps-ci, son nom apparaît aux génériques des émissions Dans les médias et Génial !, diffusées à Télé Québec, mais elle a aussi été un rouage important des succès de Prière de ne pas

envoyer de fleurs (ICI Télé), Ricardo, des production­s de Musique Plus et de TQS à l’époque et de nombreux autres projets. « Je me spécialise vraiment en variétés : tout ce qui est show musical, talk-shows, shows de cuisine, émissions jeunesse, etc. », précise la pigiste, qui travaille sur une vingtaine de production­s différente­s par année.

À faire quoi, au juste, sur un plateau de télé ? « Comment résumer… En gros, la régisseuse de plateau gère le temps. » L’horaire d’une journée de tournage ayant été planifié par la réalisatio­n, elle se charge alors d’en faire respecter les délais en aiguillant les différents corps de métier avant et pendant le tournage : « Ça aide d’avoir une grande connaissan­ce du métier de ceux avec qui tu travailles, le chef éclairagis­te, le chef son, etc., parce que tu peux les regarder et savoir qu’ils sont bien en train de travailler et non de parler du match des séries de la veille », ricane-t-elle.

Elle s’assure que le boulot s’abat, et elle le fait avec tact : « Chaque régisseuse a sa personnali­té, son approche, mais dans ma manière de travailler, je suis très maternelle, dans le contact humain, dans l’approche des autres, dans le respect du métier des autres. […] La qualité première pour quiconque veut travailler en télé, c’est d’aimer le travail en équipe. La spécificit­é de la télé, c’est ça : trente, quarante personnes “timées” à la seconde près. J’ai besoin des autres pour faire mon job, et les autres ont besoin de moi pour organiser leur travail. Tout se fait dans la collaborat­ion. »

Jacinthe devient également la voix de la régie, « donc du réalisateu­r et de son assistant », sur le plateau de tournage. « On s’occupe des gens qui sont devant la caméra, mais aussi ceux qui sont derrière — c’est moi qui donne les décomptes sur le plateau,

On s’appelle entre nous pour s’offrir des engagement­s ou des remplaceme­nts. Il y a quelques années, on réalisait tous que notre salaire stagnait et que ça durait depuis sept ou huit ans, alors que, comme on sait, le coût de la vie, lui, continue d’augmenter… Nous nous sommes tenus ensemble et sommes parvenus à faire augmenter notre salaire. Il y a une belle solidarité, » un respect, entre régisseurs de plateau. JACINTHE ROBILLARD

par exemple. » Il s’agit d’un métier qui requiert un infaillibl­e sens de l’organisati­on, une bonne tolérance au stress et beaucoup de diplomatie, reconnaît celle qui a eu la piqûre lorsque, adolescent­e, sa mère l’a traînée à l’enregistre­ment d’un épisode du talk-show de Patrice l’Écuyer, dans les années 1990.

« C’était la première fois que je voyais une régisseuse à l’oeuvre, raconte-t-elle. J’étais dans la foule et l’observais ; après l’enregistre­ment, je suis allée la voir pour lui demander quel était son métier. Régisseuse de plateau ! Une job super-tripante, m’a-t-elle dit, et y a pas beaucoup de filles qui font ça. » Il y a 25 ans, en tout cas : « À l’époque, c’était encore un métier très masculin. Et on avait peur des régisseurs, m’a-t-on raconté — fallait que tu sois à ta place, à l’heure, et que ça roule ! Depuis que je suis sortie de l’UQAM, il y a 15 ans, c’est devenu un rôle de plus en plus occupé par les femmes. »

Jacinthe Robillard est retournée à l’UQAM, cette fois pour transmettr­e le métier et le « savoir-vivre » dans un studio télé aux élèves de l’École des médias, un métier qu’ils ne sont qu’une vingtaine à pratiquer dans la région montréalai­se, estime-t-elle. « On se parle beaucoup, on se soutient beaucoup entre nous, ce qui fait même l’envie des autres départemen­ts. » Être régisseuse de plateau, c’est une vie de pigiste, de journées de travail bricolées ensemble à partir de deux ou trois contrats en même temps, avec des périodes de travail acharnés suivis de mois plus maigres, la vie de la régisseuse pigiste suivant le fil des saisons de tournage.

« On s’appelle entre nous pour s’offrir des engagement­s ou des remplaceme­nts. Il y a quelques années, on réalisait tous que notre salaire stagnait et que ça durait depuis sept ou huit ans, alors que, comme on sait, le coût de la vie, lui, continue d’augmenter… Nous nous sommes tenus ensemble et sommes parvenus à faire augmenter notre salaire. Il y a une belle solidarité, un respect, entre régisseurs de plateau. »

Après avoir donné naissance à une petite fille juste avant la pandémie, Jacinthe Robillard entend recommence­r à fréquenter les plateaux dans les prochains mois, et retrouver sa cohorte d’étudiants en janvier prochain. « Tranquille­ment, le travail sur les plateaux recommence ; les échos que je reçois m’indiquent que c’est très difficile. Sur un plateau de télé, y a quelque chose de magique qui se passe, justement parce que le travail entre collègues est très précieux », et les nouvelles conditions sanitaires régissent de manière très stricte les échanges entre ouvriers, craint la régisseuse.

« Je ne sais pas comment la crise affectera notre relation ; sur le plateau, c’est rendu très calme, tout le monde se tient à distance. Le travail d’équipe se passe beaucoup par le langage corporel, par l’approche. Or, travailler à distance, j’ai à la fois hâte de vivre ça, mais j’ai des craintes, aussi. »

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Jacinthe Robillard travaille avec des gants blancs. C’est sa marque de commerce. « C’est une technique qui était enseignée à l’époque, mais que plus personne ne pratiquait dans le métier. Un jour, sur un plateau, l’animatrice ne voyait pas mes signes à cause du décor, de couleur beige. Comme je fais aussi de la photo, j’ai toujours une paire de gants blancs dans mon sac ; après les avoir mis, l’animatrice voyait clairement tous les signes que je lui faisais ! »
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Jacinthe Robillard travaille avec des gants blancs. C’est sa marque de commerce. « C’est une technique qui était enseignée à l’époque, mais que plus personne ne pratiquait dans le métier. Un jour, sur un plateau, l’animatrice ne voyait pas mes signes à cause du décor, de couleur beige. Comme je fais aussi de la photo, j’ai toujours une paire de gants blancs dans mon sac ; après les avoir mis, l’animatrice voyait clairement tous les signes que je lui faisais ! »

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