Un charmant spectacle
Le documentaire I Am Greta, du réalisateur suédois Nathan Grossman, devait arriver en salle au Québec dans les prochains jours. Il sera finalement présenté à partir du 30 octobre (en espérant qu’on entende raison sur l’importance des lieux culturels même en temps de pandémie). Toujours est-il que j’ai regardé ce film qui, sans le vouloir, montre les limites du culte de l’individu héroïque, de la représentation et de l’image comme outil politique.
Le documentaire débute en août 2018, lorsque Greta Thunberg est assise seule avec sa pancarte devant le parlement suédois. Grossman a commencé à la suivre sans trop savoir s’il y avait là un filon. Au bout de quelques semaines, d’autres jeunes se sont joints à la grève entreprise par Thunberg, le mouvement s’est répandu en Suède, puis en Europe, et on connaît la suite.
Maintenant que la planète entière connaît Greta Thunberg, l’occasion aurait été idéale de braquer l’objectif sur autre chose que l’action d’un individu, pour parler d’un mouvement à travers la figure qui s’est imposée comme son emblème. Mais curieusement, on nous propose le contraire, en soulignant à gros traits la « dette » des militants pour le climat envers Greta Thunberg, reproduisant le récit maintes fois déconstruit qu’une seule personne suffit à instiguer un mouvement. Disons-le une fois pour toutes : ce n’est jamais vrai. Les figures de proue sont toujours portées par le courant, jamais l’inverse.
Franchement, on pensait être passés à autre chose, mais à l’évidence le discours médiatique et culturel sur les mouvements sociaux traîne de la patte. Le film fournit cependant de nouvelles munitions pour détricoter cette idée reçue. En nous faisant voir les coulisses de l’engagement de Greta Thunberg, le documentaire montre clairement que ce parcours, qu’on veut faire paraître houleux et parsemé d’embûches, est en fait l’autoroute des opportunités.
On passe du pied de grue devant le parlement à la manifestation, puis à l’immense manifestation, et aussitôt les invitations s’enchaînent : la COP 24, le Parlement européen, la tournée européenne, puis la traversée de l’Atlantique jusqu’au sommet des Nations unies sur le climat à New York. Tous les médias sont au rendez-vous, sans cesse. C’est formidable, s’exclame-t-on dans l’entourage de Thunberg, on nous invite partout ! Tout le monde veut entendre la colère de Greta. On multiplie les selfies, les éloges, les félicitations n’en finissent plus. Lumières, écrans géants, vite, il ne faudrait pas rater ce spectacle. « How dare you ? » Applaudissements, tout le monde en redemande. Il faut porter attention au sourire des dignitaires qui assistent aux discours de Thunberg, ravis d’être aussi bien divertis. Et jamais on ne se demande pourquoi le pouvoir accueille cette indignation à bras ouverts.
Qu’est-ce que cela nous dit de cette figure soi-disant révolutionnaire et controversée ? À la fois tout et rien. On nous confirme ce qu’on savait, soit que Greta Thunberg — à l’instar de n’importe quelle figure du genre — s’inscrit parfaitement dans la chorégraphie des dominants, qui vise à créer l’illusion que le changement arrive. Pour le dire grossièrement : Greta Thunberg ne dérange personne, mais elle sert les intérêts de plusieurs.
Il faut porter attention au sourire des dignitaires qui assistent aux discours de Thunberg, ravis d’être aussi bien divertis. Et jamais on ne se demande pourquoi le pouvoir accueille cette indignation à bras ouverts.
Cela rappelle l’engagement de l’actrice britannique Emma Watson auprès d’ONU Femmes, où elle avait livré en 2014 un discours dans lequel elle conviait les hommes à réclamer l’égalité des sexes, car eux aussi y trouveront leur compte. Tout le monde avait applaudi cette figure élégante et polie, qui jouait parfaitement le jeu de la respectabilité féminine. Tout comme on applaudit Greta lorsqu’elle tient son rôle de représentante de la jeunesse contestataire sans déborder du cadre établi par les institutions. Tout cela s’articule aisément avec les représentations néolibérales du politique, participant à la mise en scène de la recherche du consensus. La représentation de la « dissidence » a une fonction clé dans la reproduction du statu quo.
Bien sûr, on nous montre, dans le film de Grossman, le mépris et la mesquinerie de certains à l’égard de Thunberg — du quidam sur Internet au président Trump. Mais on pourrait dire que cette hargne témoigne tout de même d’une reconnaissance antérieure, que cela n’a rien à voir avec le caractère politiquement subversif d’une figure comme Greta Thunberg.
Déjà, on peut comparer l’engouement pour Thunberg avec le sort réservé par les médias et les tribunes internationales à la militante ougandaise Vanessa Nakate qui, lors de la conférence de Davos en janvier 2020, a tout simplement été effacée des photos et des comptes rendus de la presse, où l’on ne parlait que de ses camarades suédoises, suisses et allemandes. La présence de Nakate vient troubler le récit construit par l’Occident sur la lutte contre les changements climatiques. On aime situer son épicentre en Europe et en Amérique Nord, où l’on propulse le changement « pour le reste du monde » — ce qui est inexact…
Soyons sérieux, les gens qui portent des luttes qui tendent vraiment à subvertir l’ordre politique ne sont pas invités dans les espaces où se reproduit l’élite. Ils se font plutôt casser la gueule par la police, réprimer par les tribunaux, et sont ignorés par les gouvernements. Voilà l’histoire qu’on aurait aimé entendre.