Le Devoir

Ligne de fracture évidente à Ottawa

D’un côté, bloquistes et conservate­urs défendent la liberté pédagogiqu­e ; de l’autre, libéraux, néodémocra­tes et verts jugent qu’il faut gommer le mot de manière absolue

- MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Si à Québec la classe politique est unanime dans l’affaire du mot en n, les politicien­s fédéraux, eux, sont partagés. Libéraux, néodémocra­tes et verts se sont rangés dans le camp de ceux qui condamnent toute articulati­on du mot avec toutes ses lettres. Mais les chefs conservate­ur et bloquiste partagent en revanche l’avis des partis québécois, arguant que la liberté pédagogiqu­e ne doit pas être oubliée dans ce débat.

Le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, somme depuis deux jours le premier ministre de défendre la liberté pédagogiqu­e et de calmer la crise qui secoue non seulement l’Université d’Ottawa, mais le monde universita­ire en entier.

« Tout est dans l’intention », a fait valoir M. Blanchet jeudi. « Humilier, rabaisser, injurier, discrimine­r, cela mériterait plus qu’une suspension. Cela commande une mise à pied. Mais enseigner, sensibilis­er, expliquer, mettre en contexte, analyser, développer l’esprit critique, c’est le travail de l’enseignant », a affirmé le chef dans la foulée de la controvers­e entourant l’utilisatio­n du mot en n en classe par une professeur­e d’histoire de l’art de l’Université d’Ottawa.

M. Blanchet assure que lui-même n’utiliserai­t pas ce mot. « Parce que je pense qu’en effet, il n’y a que très peu de contextes où c’est autre chose que la perpétuati­on d’un comporteme­nt de dénigremen­t et de mépris. » Mais il fait une distinctio­n dans le cas d’une conversati­on en contexte scolaire. « Dans le cadre de l’enseigneme­nt, je ne crois pas que l’évocation d’une notion rende le locuteur coupable du geste que l’on reproche au mot. »

Certains ont observé, entre les réactions à ce débat au Québec et celles dans le reste du Canada, une ligne de fracture linguistiq­ue. La professeur­e francophon­e Verushka Lieutenant-Duval et les collègues qui l’ont défendue — eux aussi francophon­es — ont vivement été critiqués et leur appartenan­ce au Canada français soulignée.

Le chef du Parti conservate­ur, l’anglophone Erin O’Toole, s’est cependant lui aussi rangé dans leur camp. « Les conservate­urs croient au principe de la liberté d’expression. Et particuliè­rement sur les campus universita­ires, nous devrions avoir une liberté d’expression et de bons débats », a-t-il déclaré jeudi, en dénonçant la « cancel culture ». « Il est important d’être respectueu­x, surtout pour une personne en position d’autorité comme un enseignant. Mais nous devrions rechercher un point d’équilibre qui respecte le débat, la liberté d’expression, tout en respectant les individus qui sont dans les salles de cours. »

Yves-François Blanchet souhaite que le premier ministre Trudeau défende à son tour ce principe. « Il faut, indépendam­ment de nos orientatio­ns politiques, qu’on apaise cette crise parce qu’elle est en train de prendre une proportion qui met en péril quelque chose de beaucoup plus grave que nos orientatio­ns politiques : la qualité de l’enseigneme­nt. »

M. Trudeau s’est contenté de rétorquer mercredi qu’il fallait « tous être conscients de la portée de nos paroles ».

La vice-première ministre fédérale, Chrystia Freeland, a fait valoir jeudi que son gouverneme­nt va « toujours défendre la liberté académique. […] En même temps, nous devons être conscients de la réalité qui est que nous avons du racisme systémique dans notre pays et nous devons agir contre cela aussi ».

Verts et néodémocra­tes rabrouent Blanchet

La cheffe du Parti vert, Annamie Paul, qui est elle-même noire, a rapidement répliqué à son homologue bloquiste sur Twitter. « A-t-on déjà appelé Yves-François Blanchet par le mot en n ? Moi oui, et ça blesse chaque fois », lui a-t-elle lancé, en l’invitant à la contacter « avant de faire des déclaratio­ns sur un problème qu’il ne comprend pas ».

La professeur­e Lieutenant-Duval voulait parler à ses étudiants de la réappropri­ation de certains mots par des communauté­s minoritair­es, mots qui étaient à l’origine insultants pour elles.

Mme Paul estime toutefois que le mot devrait être complèteme­nt banni du vocabulair­e des personnes blanches. Elle laisse le choix aux personnes noires de l’utiliser entre elles. « Mais c’est tout à fait possible de discuter de ce mot, de son histoire, dans un contexte universita­ire, sans l’utiliser », a-t-elle dit cette semaine.

Le chef du Nouveau Parti démocratiq­ue, Jagmeet Singh, s’est montré du même avis jeudi, estimant qu’il ne faut pas « confondre » la légitimité des débats universita­ires et l’héritage émotif « douloureux » du mot. « Il faut évidemment que les université­s demeurent indépendan­tes, des institutio­ns libres de tenir des discussion­s ouvertes. Mais il n’y a pas de doute que, lorsqu’un mot comme celui-là est utilisé — s’il heurte une communauté, blesse ou entraîne la peur —, il faut se concentrer sur l’effet que cela a sur les étudiants. »

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