Les journalistes qui font des livres sur le journalisme
Notre journaliste en parle en décortiquant trois essais récents
Alors que tout le monde, ou presque, bouffe de la nouvelle — à travers les journaux, les réseaux sociaux, les écrans, la radio —, très peu savent comment celle-ci se fait. Arrivent en librairie trois essais sur le journalisme signés par des journalistes — deux du Québec, un de France. Lecture de concert.
Que devrait être un journaliste ? Comment devrait-il travailler ? Doit-il être Tintin, Céline Galipeau, Lois Lane à l’affût de Superman, ou un Hunter S. Thompson qui change de vie comme un acteur pour mieux la raconter ? Quelles questions doit-il poser ? Lesquelles ne doit-il surtout pas poser ?
Les réactions du public devant les demandes des journalistes lors des points de presse médiatisés du gouvernement Legault sur la pandémie ont suscité bien des critiques, et même de la haine de la part du public. Elles ont aussi révélé une incompréhension de ce qu’est, au quotidien et sans jeu de mots, l’exercice du travail journalistique.
La pandémie aura eu comme effet secondaire d’avoir solidement accentué une crise des médias déjà délétère pour ceux-ci. Une crise qui dure depuis si longtemps qu’il vaudrait mieux changer ce terme, qui laisse croire que la situation est temporaire, comme le mentionne Mickaël Bergeron.
Le journaliste, qui a aussi écrit en 2019 La vie en gros (Somme toute), sur la grossophobie, signe avec
Tombée médiatique ce qu’il souhaite être un manifeste. M. Bergeron veut nourrir le débat et la réflexion, celle du public comme celle des médias, sur l’information. L’essai trace le portrait du paysage médiatique général, surtout journalistique.
Son histoire, son rapport aux revenus (publicités et abonnements), le changement radical propulsé par les gros acteurs du Web, l’avènement massif de la chronique et de l’opinion, la confusion entre ces derniers textes et la nouvelle, les
fake news et la confusion encore que celles-ci entraînent, les contraintes déontologiques qui cadrent le travail
journalistique, le danger de laisser la popularité guider le choix des sujets, le danger que l’information devienne un simple produit de consommation comme les autres.
Il rejoint là plusieurs propos de Mathieu-Robert Sauvé, qui fait différemment le tour de ce même jardin dans Le journaliste béluga. Les reporters face à l’extinction. Cette définition, assez détaillée, du métier et de ses contextes et exigences est la plus grande qualité des deux propositions. Sauvé trace de plus à grands traits différents « types » de journalistes (le sportif, l’enquêteur, le chroniqueur idéal — Pierre Foglia —, le décrypteur, le journaliste de guerre, etc.), jusqu’à une certaine caricature (le « mordant », ou sa vision du chroniqueur / reporter culturel).
Il mentionne également les pays où exercer le métier est dangereux, jusqu’à risquer d’entraîner l’emprisonnement ou la mort. Les deux journalistes polygraphes se rejoignent en revendiquant un retour de l’information objective et vérifiée, une réduction de l’espace accordé à la chronique, une responsabilisation des médias par rapport à ce qu’ils produisent (radios poubelles comprises), tant en ce qui concerne l’information qu’en ce qui concerne les répercussions sociales.
Là où Tombée médiatique bifurque, c’est que Bergeron cherche davantage des pistes de solution. Faire de
l’information un bien commun, la subventionner, taxer les géants du Web, réinvestir dans l’information régionale. Rien de nouveau pour ceux qui ont suivi, même de loin, la Commission parlementaire sur l’avenir des médias.
La réflexion la plus intéressante est celle sous-jacente à son appel à diversifier les salles de rédaction, qui remet en question, par effet domino, la fameuse neutralité journalistique. La profession veut que, pour bien faire son travail, il faut être neutre. « L’acte journalistique n’est pas un acte militant », comme le clame Sauvé, de cette lignée. Il ne faut pas afficher d’appartenance particulière, de préférence, de biais. Un leurre Or, cette neutralité est un leurre, selon Bergeron, et également selon la Française Alice Coffin, journaliste et militante féministe et lesbienne, qui écrit dans Le génie lesbien : « Invoquer la neutralité dans une rédaction, c’est d’abord affirmer que certains peuvent écrire sur tout quand d’autres ont des biais. C’est établir un privilège.
En territoire journalistique, il est particulièrement puissant. C’est le pouvoir de raconter toutes les histoires. D’être celui qui peut tout voir, tout dire, qui n’est jamais biaisé puisqu’il n’existe pas, puisqu’il est neutre, évanescent. »
C’est l’idée, donc, qu’il y aurait un « media gaze », un « regard média », qui ne porterait son intérêt que sur certaines parties du monde, comme on parle ailleurs d’un « regard mâle » qui ne verrait les femmes que d’une certaine manière, une théorie avancée en 2012 par Augie Fleras dans The Media Gaze : Representations of Diversities in Canada (UBC Press). Un bon exemple du surintérêt de ce « regard média » pour certains sujets peut être cet article même : une journaliste parle dans un journal de livres de journalistes sur le journalisme…
« On considère, poursuit Coffin, que les journalistes n’ont pas de corps, pas de peau, pas de vécu ou qu’ils doivent les oublier lorsqu’ils revêtent le supercostume de journaliste qui efface par magie toute identité. »
Elle mentionne en contre-exemple que le dernier grand bouleversement provoqué par des journalistes a été les enquêtes #MoiAussi, amorcées entre autres par Ronan Farrow, « une investigation sur le harcèlement sexuel dans le milieu du cinéma, par le fils d’un réalisateur de cinéma, Woody Allen, qu’il accuse d’agressions sexuelles depuis des années. Point de vue situé, maxi-efficacité. Un prix Pulitzer et une répercussion mondiale. »
Un journalisme engagé
Chacun à leur manière, Coffin et Bergeron revendiquent intelligemment la possibilité d’un journalisme sinon militant, du moins engagé. Et qui fait de la place, à travers les journalistes qu’il embauche, à davantage de points de vue, tant en ce qui concerne l’origine ethnique ou le genre qu’en ce qui concerne le parcours professionnel ou même le statut socio-économique.
Si l’écriture est au coeur du journalisme comme du livre, une des différences fondamentales entre le quotidien et le bouquin est le rythme de production et la projection dans le temps. Là où le journalisme se fait dans un temps court, toujours dans l’urgence, toujours pour le lendemain, et souvent pour le bac à recyclage le surlendemain, le livre aspire à davantage de pérennité.
Dans Tombée médiatique et encore davantage dans Le journaliste béluga, il semble que les auteurs aient pensé en journalistes — et ce, même si Sauvé a signé une quinzaine d’ouvrages, le plus récent étant Le stress d’une vie (MultiMondes).
Les deux bouquins, tout frais sortis de l’imprimerie, sont déjà en retard sur les salles de rédaction du Québec (et les fermetures entraînées par la pandémie), sur le traitement accordé aux sujets racistes, entre autres, ou aux violences sexuelles, repropulsés depuis le début de 2020 par le mouvement Black Lives Matter et par la troisième vague de dénonciations d’agressions sexuelles.
Par ailleurs, on ne comprend pas trop à qui ces livres, trop détaillés pour le grand public et d’une réflexion pas assez profonde ou nouvelle pour nourrir vraiment les collègues et le milieu, s’adressent.
D’une lecture fluide et aisée, ils peuvent faire oeuvre d’éducation générale aux médias, partiellement, malgré leurs angles morts — le journalisme culturel, entre autres. Ce serait leur meilleur atout.
L’auteur Mathieu-Robert Sauvé sera disponible en rencontre virtuelle au SLM de 12 au 20 novembre.
Mickaël Bergeron et Mathieu-Robert Sauvé seront au Congrès de la FPJQ, où ils participeront le 7 novembre à la table ronde «Colmater le bas de laine» avec Josée Boileau, et Jean-François Cliche.