La postvérité si je mens !
Les médias d’information face à la poussée de croissance des mensonges
Fox News aime Donald Trump et Donald Trump le lui rend bien. Après l’avoir soutenu comme candidat républicain au milieu de la dernière décennie, le réseau est devenu une sorte de télé d’État de sa présidence. Le politicien atypique a ensuite accordé le tiers de ses entrevues médiatiques à l’émission de télévision du matin Fox & Friends. Une étude de MediaMatters indique qu’il a tweeté 1146 fois en réaction à cette émission (355 live tweets) et à neuf autres du réseau entre septembre 2018 et août 2020, pour un total de 7,5 % de ses gazouillis pendant cette période.
Le réseau continue de passer la pommade sur le président sortant et perdant. Les animateurs de fin de soirée, dont Tucker Carlson et Sean Hannity, le défendent bec et ongles depuis le début du mois en ânonnant les accusations de fraudes électorales. La bête médiatique semble pourtant en train de muter. Au moins un peu. Fox News adopte maintenant une position ouvertement critique.
Dès le soir de l’élection américaine, avant même plusieurs concurrents réputés de gauche, Fox News accordait la victoire en Arizona à Joe Biden, au grand dam des républicains. La chaîne a même osé déclarer le démocrate gagnant dès le samedi 7 novembre. Encore deux jours, et la diffusion d’une conférence de l’attachée de presse Kayleigh McEnany était arrêtée par l’animateur Neil Cavuto pour contredire à chaud ses prétentions de fraudes électorales.
Fox News rejoint ainsi CNN et d’autres médias (y compris Facebook et Twitter) pratiquant aussi la censure en direct. La logique à l’oeuvre fait bloquer la diffusion des mensonges et des « faits alternatifs » d’un gouvernement de la post-vérité qui les reproduit à une échelle industrielle. Est-ce pour autant une pratique acceptable au pays du Premier amendement garantissant la liberté d’expression absolue ?
Trump, meilleur ennemi
Bien d’autres signes montrent les rapports complexes des médias d’information au pouvoir dans l’Amérique actuelle. Le secteur médiatique (et pas seulement Fox News) a énormément bénéficié de l’entrée en scène de Donald Trump. The New York Times a vu ses abonnements doubler depuis 2016. Sa salle de rédaction emploie maintenant 1700 journalistes, plus que jamais de son histoire étendue sur trois siècles.
Le journal de référence donne constamment des leçons avec ses scoops hors pair, le plus récent portant sur les magouilles fiscales du président. En même temps, ses chroniqueurs populaires auprès du lectorat essentiellement démocrate cognent sans relâche contre les républicains. « Dans les années Trump, le New York Times est devenu moins impartial et plus en croisade, déclenchant un débat brut sur l’avenir du journal », résume un article de fond publié cette semaine par Intelligencer. Plusieurs autres commentateurs des médias ont déploré l’engagement partisan de ce média de référence et de bien d’autres.
Reprenons donc la question : comment le quatrième pouvoir doit-il jouer son rôle critique dans cette situation unique ?
« La chose la plus importante à comprendre et à saisir des dernières années, c’est que l’espace public a changé de sens, répond Alexis Richard, docteur en politique, dont les travaux récents portent sur la violence oratoire dans l’espace public des démocraties anciennes et modernes. Il voit dans le développement de l’ère de la postvérité un effet majeur de l’utilisation des médias de réseaux sociaux.
« Toutes sortes de postures s’y retrouvent, des positions marginales ou peu en phase avec les valeurs de la société libérale de la fin du XXe siècle, dit-il. Cette transformation force les médias traditionnels à se poser la question fondamentale de leur manière d’intervention dans les débats. Faut-il par exemple que les chaînes de télévision des États-Unis coupent le sifflet des représentants officiels de la Maison-Blanche, peut-être l’institution la plus puissante au monde ? Est-ce légitime d’intervenir ? De la même manière, la COVID-19 fait se demander jusqu’à quel point on doit tolérer les opinions les plus farfelues ou complotistes dans l’espace public et comment faire pour que la parole des experts prenne le dessus. »
M. Richard fait remarquer le changement d’échelle et de profondeur des problèmes dans une société où les faits et la vérité sont constamment remis en question. L’heure est gravissime, et il faut choisir son camp.
« C’est carrément un enjeu politique nouveau, dit le cofondateur de l’Institut Grammata, qui offre des services de révision de mémoires et de thèses. Les rapports de force se repositionnent et, soudainement, une responsabilité morale de vérification des faits et de réaffirmation de la vérité s’impose aux médias et devient même d’intérêt national. S’ils ne font rien, nous allons tous en subir les conséquences. D’ailleurs, le seul fait que les médias se posent des questions, de voir Fox News se poser des questions, dit bien que quelque chose est en train de se développer. »
Vérifier, vérifier, critiquer
La censure à chaud ne tiendra peutêtre pas comme pratique une fois l’enjeu constitutionnel du résultat des élections passé. Pour le reste, la vérification des faits par la discipline de vérification qu’est le journalisme à sa base continuera vraisemblablement.
En tout cas, la harassante pratique en situation de postvérité mobilise de plus en plus des armées de fact checkers.
Trump ment et le média le dément. À lui seul, The Washington Post a étiqueté comme plus ou moins fausses, douteuses ou carrément mensongères plus 22 000 déclarations du président Trump depuis son entrée en fonction.
« La victoire de Trump en 2016, disaient certains commentateurs à l’époque, montrait que les États-Unis étaient entrés dans une ère post-factuelle. Mais sa défaite face au démocrate Joe Biden suggère que le respect des faits importe », a écrit cette semaine le journaliste Glenn Kessler, de l’équipe de vérificateur du Washington Post.
Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la traque aux faussetés s’étend ici aussi. L’équipe de l’émission Décrypteurs de Radio-Canada (RC) ne pense et ne sert qu’à ça. Elle « traque les fausses informations qui se propagent sur les réseaux sociaux » pour « combattre la désinformation et mettre en lumière les recoins les plus sombres du Web », comme le dit sa présentation.
Les décryptages se concentrent sur les réseaux sociaux, au coeur du système de désinformation, comme le rappelle M. Richard. Le projet né sur le Web (en janvier 2019) a vite connu une déclinaison télévisée (en septembre).
« On s’est présentés comme un service pour aider les gens à démêler le vrai du faux, explique Crystelle Crépeau, première directrice, stratégie et contenu numérique en information de RC. On a vite compris qu’on allait plus loin dans l’aspect pédagogique pour expliquer les mécanismes qui favorisent la désinformation, les mécanismes humains […] ou purement technologiques par exemple. »
La pratique peut-être critiquée comme de l’heuristique spectacle. On peut même y voir un effet pervers faisant finalement douter de toutes formes d’autorité puisque les menteurs se retrouvent supposément partout.
« Le constat central, c’est que toutes les opinions ne se valent pas, corrige Jonathan Trudel, journaliste décrypteur. On doit se battre constamment contre cette idée. J’enseigne à l’université la méthode journalistique. Je dis à mes étudiants que, sur la forme de la terre, si on interviewe un platiste et un astronaute qui a vu la planète ronde de ses yeux, on ne peut pas conclure en titrant que les experts divergent d’opinion sur la question. Il faut donner plus de poids aux gens qui ont l’expertise pour se prononcer. »
Mais bon. La lutte médiatique, y compris la plus engagée des grands médias d’information des États-Unis, n’a pas empêché plus de 70 millions d’Américains de voter pour la réélection du champion de la postvérité.
« Notre prétention, ce n’est pas de dire qu’on détient la vérité, dit cette fois Mme Crépeau, sans commenter la politique étasunienne. On espère semer le doute et cultiver des réflexes critiques. Je me permets de croire qu’on fait vraiment oeuvre utile. »
Les rapports de force se repositionnent et, soudainement, une responsabilité morale de vérification des faits et de réaffirmation de la vérité s’impose aux médias et » devient même d’intérêt national
ALEXIS RICHARD