Le Devoir

Merkel, l’ange et la bête

Après 15 ans au pouvoir, la chancelièr­e allemande célèbre une longévité politique exceptionn­elle

- CHRISTIAN RIOUX CORRESPOND­ANT À PARIS

Angela Merkel ne pouvait probableme­nt pas imaginer un plus beau cadeau pour célébrer ses 15 ans à la chanceller­ie. Cette semaine, on pouvait en effet se demander si le sourire discret de la chancelièr­e était d’abord motivé par la satisfacti­on que lui inspirait cette longévité exceptionn­elle ou par l’élection de Joe Biden qui vient mettre un baume sur quatre ans de relations conflictue­lles avec le grand frère américain. D’autant que ce petit velours s’accompagne d’une cote de popularité à faire pâlir tous les chefs de gouverneme­nt du monde occidental. Selon le baromètre Deutschlan­d-Trend, 74 % des Allemands sont aujourd’hui satisfaits de « Mutti Merkel ».

Pourtant, lorsque cette fille d’un pasteur protestant de RDA est devenue porte-parole du premier et dernier premier ministre élu démocratiq­uement en RDA, Lothar de Maizière, rien ne laissait présager un tel destin. Après une carrière de physicienn­e dans la nomenklatu­ra scientifiq­ue berlinoise, Angela Merkel devint ministre de la Jeunesse et de l’Environnem­ent au sein du gouverneme­nt d’Helmut Kohl. Jusque-là, rien de bien particulie­r pour cette jeune privilégié­e qui avait pu accéder à des études supérieure­s parce que son père, un pasteur de Hambourg venu s’installer à l’Est par conviction communiste, était dans les bonnes grâces du régime. C’est ce que nous avait confié en 2005 son ancien camarade de classe, Ulrich Schoeneich, alors maire de Templin, la ville natale d’Angela Merkel. « Je suis fier d’elle, mais je ne crois pas que les gens d’ici vont voter pour elle », nous avait-il déclaré. Il ne croyait pas si bien dire puisqu’en 15 ans, la popularité de son parti (CDU) n’a cessé de décroître dans l’ex-RDA au profit de l’extrême droite (AFD).

Un coup de maître

Le premier geste politique qui signale un talent politique hors du commun surviendra en décembre 1999. Alors secrétaire générale du parti, Angela Merkel envoie une tribune à la Frankfurte­r Allgemeine Zeitung qui assassine littéralem­ent son mentor, Helmut Kohl, alors empêtré dans une affaire de caisses occultes. Entre un discours moral qui deviendra une constante (« le parti a une âme », écrit-elle) et l’habile manipulati­on politique (elle aurait su avant tout le monde que le président de la CDU, Wolfgang Schauble, avait touché 100 000 marks en liquide), la future chancelièr­e réussit un coup de maître. Elle abat à la fois Helmut Kohl et son successeur désigné Wolfgang Schauble. L’affaire est à ce point tragique que le fils de l’ancien chancelier, Walter Kohl, accusera Merkel d’avoir contribué au suicide de sa mère.

Une autoroute s’ouvrait alors devant cette femme de 45 ans. En 2005, elle remporte de justesse sa première campagne électorale (35,2 %, contre 34,2 % pour le SPD) en faisant notamment campagne pour une politique familiale et la création de garderies. Une première dans un pays qui a toujours glorifié la mère au foyer. Le

Deux grandes décisions marqueront ses quatre mandats : l’abandon du nucléaire, en 2011, et l’ouverture des frontières allemandes à plus d’un million de migrants, en 2015

chancelier Gerhardt Schroeder perd le pouvoir de justesse à cause des difficiles réformes économique­s Hartz. Celles-ci prépareron­t pourtant la voie au retour d’une prospérité économique qui ne s’est pas démentie depuis. Ainsi, la chancelièr­e n’aura-t-elle jamais à affronter la colère que suscitent partout, et notamment en France, ces réformes du marché du travail.

La « méthode Merkel »

Alors que Willy Brandt fut l’homme de la «détente», Kohl celui de la réunificat­ion et Schroeder celui des réformes économique­s, il est « difficile de trouver un grand dessein pour Angela Merkel », écrit le correspond­ant du Point à Berlin Pascal Thibaut. Deux grandes décisions marqueront pourtant ses quatre mandats : l’abandon du nucléaire, en 2011, et l’ouverture des frontières allemandes à plus d’un million de migrants, en 2015.

Deux décisions qui demeurent à ce jour controvers­ées, mais qui expriment la « méthode Merkel », à savoir ce mélange d’une posture à la fois morale et politicien­ne. En 2014, grâce à la loi sur l’accès à l’informatio­n, le magazine Der Spiegel révéla que la chancelièr­e faisait un usage démesuré des sondages d’opinion. Elle en aurait en effet commandé plus de 600 entre 2009 et 2013. Le magazine affirmait que, jusque dans leur terminolog­ie même, plusieurs législatio­ns importante­s adoptées par le Bundestag étaient fondées sur ces sondages.

Ainsi l’abandon du nucléaire fut-il décidé quelques semaines à peine après que l’accident de Fukushima eut créé un émoi mondial. Même si le gouverneme­nt venait de lancer un programme de rénovation des centrales nucléaires, 58 % des Allemands s’exprimèren­t soudaineme­nt pour leur arrêt définitif. Sept ans plus tard, le bilan carbone de l’Allemagne reste un des plus mauvais en Europe puisqu’il a fallu rouvrir des centrales au charbon, soulignait l’an dernier Der Spiegel.

Un autre grand émoi médiatique est aussi à l’origine de la décision d’ouvrir les frontières à plus d’un million de migrants. C’est la publicatio­n, le 3 septembre 2015, de la photo du petit Aylan Kurdi, un Syrien de trois ans retrouvé mort sur une plage turque. Neuf jours plus tard, alors que 79 % des Allemands souhaitaie­nt que leur gouverneme­nt en fasse plus pour les réfugiés, Angela Merkel laissa entrer plus d’un million de migrants.

En réalité, « ce jour-là, Angela Merkel n’a jamais décidé de fermer les frontières comme prévu. Mais elle n’a jamais décidé non plus de les ouvrir pour des raisons humanitair­es. La décision n’a tout simplement pas été prise. On n’a tout simplement rien fait », nous avait confié en 2017 le correspond­ant de Die Welt, Robin Alexander, auteur du best-seller Die Getriebene­n (L’engrenage) portant sur cette période. En 2006, à 86 ans, Helmut Kohl fera une de ses rares sorties égratignan­t son successeur en affirmant que l’Europe ne pouvait pas absorber des millions de migrants. Dès les élections suivantes, la décision provoqua l’entrée de l’extrême droite au Parlement.

Quelle succession ?

On n’a toujours aucune idée de qui succédera à cette femme simple dont on dit qu’elle fait toujours ses emplettes elle-même à Berlin. Sa dauphine, Annegret Kramp-Karrenbaue­r, n’a pas survécu deux ans à la tête de la CDU.

Les candidats en lice — le vieil adversaire Friedrich Merz, le ministre-président de la Rhénanie du Nord-Westphalie, Armin Larchet, et le chef de la Commission des affaires étrangères, Norbert Rottgen — ne soulèvent guère l’enthousias­me. À moins que le très populaire président de la CSU bavaroise, Markus Söder, ne fasse le saut. Lui qui s’opposa à Merkel sur la crise des migrants et la sortie de la Grèce de l’euro.

« Pour l’essentiel de son règne, Merkel exerça un leadership en accord avec l’idée que son pays méritait une pause à l’écart des drames historique­s qui amenèrent tant de ruines sur son sol », écrivait dans le magazine Prospect le correspond­ant du Guardian à Berlin Philip Oltermann.

Cette façon d’invoquer à la fois la morale et de ne jamais négliger les tactiques politicien­nes rappelle étrangemen­t Barack Obama. L’ancien président n’a d’ailleurs que des éloges pour la chancelièr­e dans ses mémoires au titre messianiqu­e, Une terre promise (Fayard). Dans certains milieux, la rumeur circule qu’une fois retirée de la politique, Angela Merkel pourrait se joindre à sa fondation. De cette chancelièr­e pour le moins ascétique, ce serait un étrange pied de nez à son prédécesse­ur. L’incorrigib­le hédoniste Gerhardt Schroeder n’est-il pas devenu président du conseil d’administra­tion du géant pétrolier russe Rosneft, contrôlé par Gazprom ?

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OLIVIER HOSLET / POOL / AGENCE FRANCE-PRESSE Angela Merkel est au pouvoir en Allemagne depuis maintenant 15 ans.

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