La trahison du fils
La rapidité avec laquelle les libéraux fédéraux ont mis au ban la députée Emmanuella Lambropoulos — pour avoir exprimé des doutes quant au déclin du français au Québec — témoigne d’une évolution remarquable du premier ministre Justin Trudeau. Pour le fils du père du bilinguisme officiel, la lutte en faveur des droits des minorités linguistiques a longtemps constitué l’une des pierres angulaires de son engagement politique. Tout comme son père, il croyait que ceux qui militent pour l’unilinguisme officiel au Québec faisaient fausse route. Que la survie du français au Canada passait par sa promotion A mari usque ad mare.
Il s’agissait d’une idée séduisante pour une génération de Canadiens et de Québécois pour qui le French Power était passé du rêve à la réalité, ou presque. « Ceux qui défendent la séparation, sous quelque forme que ce soit, sont prisonniers des injustices passées, aveugles aux possibilités de l’avenir, a déclaré Pierre Trudeau lors du dépôt de sa Loi sur les langues officielles en 1968. Nous voulons vivre dans un pays où les Canadiens français peuvent choisir de vivre parmi les Canadiens anglais et où les Canadiens anglais peuvent choisir de vivre parmi les Canadiens français sans renoncer à leur héritage culturel. »
Plus de 50 ans après, le rêve s’est pas mal estompé. Si les cours d’immersion française ont la cote au Canada anglais, ce n’est pas en raison du statut égalitaire de la langue de Molière au pays. C’est plutôt parce que les places sont limitées — faute de professeurs bilingues — et, donc, réservées aux élèves les plus doués. Au Canada anglais, aujourd’hui seuls les curieux et les linguistes lisent le dos de la boîte de céréales. L’anglais prédomine toujours au sein de la fonction publique fédérale, même si Ottawa dépense des millions chaque année en cours de langue pour ses employés. L’unilinguisme anglais des conseillers principaux du premier ministre en est la preuve.
En donnant la semaine dernière son « appui » à la loi 101, M. Trudeau a fait bien plus qu’une concession que son père n’aurait jamais cautionnée. Il a reconnu en pratique que le bilinguisme officiel, tel que défendu par son père, a été un échec et que l’avenir du français au Canada passe bel et bien par la protection de cette langue au Québec. « Nous reconnaissons que pour que le Canada soit bilingue, le Québec doit être d’abord et avant tout francophone, et c’est pour ça qu’on appuie la loi 101 dans ce [qu’elle] fait pour le Québec », a-t-il dit dans une déclaration à la Chambre des communes qui a laissé plusieurs personnes bouche bée.
En faisant les yeux doux aux électeurs francophones du Québec, M. Trudeau risque toutefois de susciter une révolte au sein de son propre caucus. Pour certains députés libéraux anglophones, l’idée de céder du terrain sur un principe aussi fondamental que celui de la dualité linguistique ne passe tout simplement pas.
Certes, cette déclaration n’était pas étrangère au statut minoritaire de son gouvernement et au désir de M. Trudeau de faire des gains au Québec lors des prochaines élections fédérales. Il n’existe pas mille et un moyens pour les libéraux de regagner le gouvernement majoritaire qu’ils ont perdu en 2019. En s’érigeant soudainement en défenseurs de la langue française au Québec, ils se croient en mesure de rafler quelques sièges supplémentaires dans le Québec francophone, où des luttes à trois entre les candidats du PLC, du Bloc québécois et du Parti conservateur du Canada sont à prévoir.
En faisant les yeux doux aux électeurs francophones du Québec, M. Trudeau risque toutefois de susciter une révolte au sein de son propre caucus. Pour certains députés libéraux anglophones, l’idée de céder du terrain sur un principe aussi fondamental que celui de la dualité linguistique ne passe tout simplement pas. La directrice du PLC du Québec Chelsea Craig — qui avait qualifié la loi 101 « d’oppressive » dans un gazouillis — a exprimé un point de vue grandement partagé chez les membres du PLC d’un océan à l’autre au pays. L’exode des milliers d’anglophones vers Toronto qu’a provoqué l’adoption de cette loi en 1977 est considéré comme le mythe fondateur de l’énorme communauté des ex-Montréalais et de leurs enfants vivant dans la Ville Reine. Pour eux, l’appui de M. Trudeau à la loi 101 ne constitue rien de moins qu’une trahison.
Depuis quelques jours, la ministre responsable des langues officielles, Mélanie Joly, est sur toutes les tribunes pour vanter la bonne foi de son gouvernement en ce qui concerne la protection du français. Elle promet une refonte de la Loi sur les langues officielles, vieille de
51 ans, sans pour autant s’engager à étendre les dispositions de la loi 101 aux entreprises relevant de juridiction fédérale, comme le souhaite le gouvernement québécois de François Legault ainsi que les trois principaux partis d’opposition à la Chambre des communes. Mme Joly dit être en communication avec son homologue québécois Simon Jolin-Barrette sur cette question. Aucun des deux gouvernements n’a intérêt à provoquer une bataille linguistique. Le gouvernement Trudeau n’accepterait évidemment pas que le Québec essaie de légiférer dans un domaine fédéral, mais il n’est pas clair que le gouvernement de François Legault oserait même franchir ce pas. Un compromis serait-il possible ?
En tout cas, M. Trudeau aurait sans doute plus de chances d’arriver à une entente avec le gouvernement Legault que de calmer la grogne que suscite au sein de son propre caucus son « évolution » dans le dossier linguistique.