Orwell hante Ottawa
Dans le roman phare de George Orwell, 1984, le citoyen Winston Smith a un doute. Il entend que son pays, l’Oceania, est depuis toujours l’allié de l’Estasia dans une guerre contre l’Eurasia. Mais Winston a la certitude d’avoir précédemment entendu son gouvernement lui dire le contraire : qu’il était l’allié de l’Eurasia dans sa guerre contre l’Estasia. Mais puisque toutes les archives ont été modifiées, il ne peut en faire la démonstration.
La députée libérale fédérale de Saint-Laurent, Emmanuella Lambropoulos, est le Winston du Parti libéral du Canada. Pierre Trudeau avait dit de la loi 101 qu’elle conduirait le Québec « à l’âge des ténèbres ». Mme Lambropoulos est certaine d’avoir entendu Justin Trudeau affirmer qu’un renforcement de la loi 101 équivaudrait « à punir les Québécois francophones qui veulent que leurs enfants développent une capacité en anglais ». Elle jure avoir vu son actuel leader parlementaire, Pablo Rodriguez, accuser les séparatistes de vouloir « tracer des barrières sur la base de la langue, sur la base de la culture, sur la base de la couleur » lorsqu’ils ont voulu conditionner la citoyenneté à une connaissance du français au Québec.
Normal, alors, que Mme Lambropoulos ait traité dans un tweet les péquistes de « racistes » et que personne au PLC ne l’ait semoncée, surtout pas la présidente du PLC au Québec, qui jugeait dans son propre tweet, comme tout le monde au PLC, la loi 101 « oppressive ».
Même une écoute attentive du discours du Trône du 23 septembre dernier n’aurait pas permis à la députée d’entrevoir l’ampleur de la secousse à venir. Le texte annonce pour la première fois que le Canada doit faire la promotion du français au Québec. Mais nulle part n’est mentionnée la loi 101, ni surtout une expression qu’il faudrait désormais considérer comme sacrée : « le déclin du français ».
C’est pourquoi la députée pensait être respectueuse de la ligne du parti lorsqu’elle a mis en cause, sous la forme interrogative et entre guillemets aériens, le « mythe du déclin ». La question était posée au commissaire aux langues, Raymond Théberge, qui semblait aussi continuer à vivre dans le monde d’avant. Il n’a pas utilisé le mot « déclin » pendant l’ensemble de son témoignage et fut incapable d’en faire la démonstration.
Puis, Big Brother s’est abattu sur Mme Lambropoulos. Mélanie Joly, qui n’avait rien trouvé à redire lorsque Pablo Rodriguez s’acharnait sur le Bloc, se découvrait « stupéfaite » qu’une députée d’une circonscription du West Island puisse mettre en cause cette vérité de tout temps admise au PLC que le français est en déclin au Québec. D’ailleurs, dans une opération orwellienne typique, les comptes Twitter et Facebook des élus et apparatchiks libéraux fédéraux firent l’objet d’une purge de premier ordre. Des excuses ont été dictées aux fautives sans qu’on soit complètement convaincus de leur sincérité.
Orwell s’est également invité au Parti conservateur. Là non plus, on n’avait jamais entendu un responsable national parler du « déclin » du français ou de la nécessité pour Ottawa de soutenir le français au Québec. Dans un discours étonnant, le nouveau chef, Erin O’Toole, est allé plus loin que n’importe quel leader fédéraliste du Canada — et du Québec — en utilisant comme argument clé la minorisation des francophones de langue maternelle sur l’île de Montréal. Certes, M. O’Toole aurait pu ne pas tenter de nous faire croire que John A. Macdonald était francophile, lui qui a ordonné la pendaison de Riel et traité tous les francophones de « chiens ». Pour le reste, O’Toole semble annoncer même une adhésion aux demandes du Québec en immigration que ses prédécesseurs ont toujours rejetées.
Nous serions dans une situation inédite à Ottawa, où l’opposition, majoritaire, pourrait forcer les libéraux à adopter les mesures promues depuis des années par le Bloc et réclamées par la CAQ, si ce n’était la volte-face orwellienne, aussi, du NPD.
Dans le monde d’avant, Jack Layton appuyait l’idée de conditionner la citoyenneté canadienne au Québec à une connaissance du français. Dans le monde d’après, le NPD estime qu’il s’agit d’une « approche qui divise et qui exclut les nouveaux arrivants ». La déclaration, écrite, ne provient pas du député néodémocrate Matthew Greene, qui a déclaré au réseau CBC que le Bloc « défend en fait la prérogative de préserver la suprématie blanche ». Non, elle vient du seul député restant du parti au Québec, Alexandre Boulerice. Lors d’un débat en Chambre cette semaine, M. Boulerice a d’ailleurs tout fait pour minimiser l’existence d’un quelconque déclin du français au Québec, reprenant mot à mot les arguments jovialistes avancés jusqu’à récemment par Jean Charest ou Philippe Couillard.
Refusant désormais une approche asymétrique pour l’obtention de la citoyenneté canadienne au Québec, le NPD a cependant omis de purger ses archives. On retrouve toujours en ligne sa déclaration de Sherbrooke de 2005 affirmant que « le NPD croit qu’un fédéralisme asymétrique est la meilleure façon de conjuguer l’État fédéral canadien avec la réalité du caractère national du Québec ».
Heureusement, au Québec dont la devise est « Je me souviens », il nous reste un peu de mémoire. Nous jugerons les partis fédéraux ni à leurs retournements ni à leurs discours ou promesses, mais à leurs actes. Nous ne serons les Winston de personne.