La double mission des auteurs autochtones
Ces derniers jouent un rôle essentiel pour la survie de la langue, de la culture et de la fierté de leur communauté
Les aînés se sont tus, nous laissant l’écho de leur murmure […], écrit la grande poète innue Joséphine Bacon dans l’avant-propos de Bâtons à message (Mémoire d’encrier, 2011). Aujourd’hui, nous connaissons l’écriture. La poésie nous permet de faire revivre la langue du nutshimit notre terre, et à travers les mots, le son du tambour continue de résonner »
Un nombre grandissant d’auteurs issus des Premières Nations se tournent vers l’écriture, déterminés à reconnecter les jeunes de leur communauté à leur culture, à leur montrer des modèles positifs et dénués de stéréotypes. Sur les rayons, entre un Simon Boulerice et un Dominique Demers, se glissent en effet de plus en plus les sublimes paysages du Nord québécois, des contes et des poèmes teintés des légendes immémoriales de Petit Tonnerre et de l’Esprit de la forêt et des aperçus
sincères de la vie dans les réserves.
« Quand j’étais enfant, ma communauté n’était représentée que par les westerns, raconte Daniel Sioui, fondateur de la maison d’édition et de la librairie Hannenorak. Lorsqu’on n’a pas la chance d’apprendre sur nous, c’est comme si on nous envoyait le message que nous ne sommes pas assez importants pour exister. Les auteurs jeunesse autochtones sont essentiels, puisqu’ils rappellent à nos enfants qu’ils valent la peine d’être racontés, qu’ils ont du talent, qu’ils peuvent accomplir des choses et être fiers de leurs origines. »
Célébrer l’enfance, au-delà des différences
Avec sa trilogie Chansons du vent du
Nord, dont les éditions bilingues en français et en cri sont parues en septembre aux Éditions Prise de parole, le dramaturge et romancier cri Tomson Highway s’est donné pour objectif de célébrer le territoire, les peuples et les coutumes du nord du Manitoba.
« Là d’où je viens, le territoire est toujours dans son état original, raconte Tomson Highway. On y trouve une grande forêt vierge, des rivières et plus de 10 000 lacs. Il y a plus d’eau que de terre. C’est un véritable paradis. Je suis né dans une tente plantée dans la neige, et j’ai grandi dans un traîneau à chiens. Il n’y avait pas de magasins. On devait créer nos propres jouets avec des roches, des branches, des animaux. J’ai voulu que les enfants d’aujourd’hui puissent vivre un peu de cette magie. »
À travers le quotidien des frères Joe et Cody, Un renard sur la glace (Maageesees Maskwameek Kaapit) initie les jeunes lecteurs à la pêche sur glace, alors que Le chant des caribous (Ateek
Oonagamoon) raconte le nomadisme exigé par la chasse aux caribous.
« Tomson Highway a cette capacité extraordinaire de parler à la joie, à la beauté et à l’imaginaire qui existent à l’intérieur de chaque enfant, souligne l’artiste crie et métisse Julie Flett, qui a notamment illustré le troisième
album de la trilogie, Les libellules cerfs-volants (Pimithaagansa). Ses livres sont un exemple d’inclusion. Lorsque ma fille a vu la couverture, elle m’a dit : “On dirait moi, maman.” Beaucoup de parents et d’éducateurs me disent que les enfants veulent en savoir plus sur cette culture, qu’ils aiment voir différentes façons d’exister. Je pense que c’est un point de départ essentiel au dialogue. »
Pour les plus grands, de plus en plus de romans cherchent aussi à entamer cette conversation, en s’appuyant notamment sur l’universalité des tourments propres à l’adolescence. Comme Le rôdeur de nuit, de Drew Hayden Taylor, paru en octobre aux Éditions David, ils offrent un éclairage nouveau sur le racisme systémique, les défis de la transmission et l’importance des relations intergénérationnelles.
Pour la survie des langues
Plus de 1,6 million d’Autochtones, originaires de 617 communautés, vivent en sol canadien. Ensemble, ils parlent près de 70 langues différentes. La survie de plusieurs de celles-ci est menacée. Aujourd’hui, seul un Autochtone sur vingt est en mesure de tenir une conversation dans la langue de ses ancêtres.
L’écriture devient donc également un outil essentiel à l’enseignement et à la réappropriation du langage. « Je suis un militant de la langue, en quelque sorte, indique Tomson Highway. Le cri pourrait disparaître avec la prochaine génération. C’est ma responsabilité de l’éparpiller partout à travers le monde, par les mots et la musique. Même pour les non-Autochtones, apprendre une nouvelle langue donne une capacité nouvelle de comprendre le monde et de s’ouvrir à l’autre, de l’écouter et de l’aimer. »
Cette volonté d’ouverture et de partage a aussi amené l’illustratrice Obom à intégrer une poignée de mots en abénaquis dans son grand imagier Le petit livre pour les géants.
Parmi les 600 mots illustrés en français, une vingtaine — choisis pour la simplicité de leur prononciation — sont traduits. Les enfants apprennent donc qu’un ours se dit awasos et que le soleil est appelé kizos en abénaquis.
« Je suis d’origine abénaquise par mon père, indique Obom. Or, je n’ai jamais appris cette langue réjouissante et poétique, dont il ne reste que très peu de locuteurs. À un moment, j’ai eu besoin de me rapprocher de cette culture, d’y trouver une certaine forme d’appartenance, et j’ai décidé de m’inscrire à des cours. Mon livre ne sauvera pas la langue, mais je pense que toutes les occasions sont bonnes de créer de tout petits ponts. »
Raconter la douleur
La littérature jeunesse est également un excellent vecteur pour enseigner aux jeunes les injustices, la violence et les nombreux obstacles vécus par les communautés autochtones à travers l’histoire ; un exercice qui exige doigté, honnêteté et souci du détail.
Dans l’album Quand on était seuls
(Éditions Des plaines, 2018), écrit par David Alexander Robertson, Julie Flett a eu la responsabilité d’illustrer avec sensibilité et empathie la réalité des pensionnats autochtones. « Je devais souvent faire des pauses. À un moment, la fillette se fait couper les cheveux de force. Je l’ai dessinée des centaines de fois, car certains détails pouvaient rendre l’image trop difficile à regarder. Je devais trouver le ton juste pour évoquer le deuil tout en respectant la sensibilité des enfants et la douleur des survivants. »
Pour Daniel Sioui, les Premières Nations se trouvent à la croisée des chemins pour assurer la survie de leur culture, de leurs traditions, de leur langage et de leur fierté. « Certaines nations ont la chance d’avoir encore des aînés qui peuvent témoigner du passé. Mais les jeunes ne sont pas toujours prêts à écouter, à cause de la honte qu’on leur a imposée. Les livres et l’écriture sont essentiels pour préserver cette histoire et permettre aux prochaines générations de la découvrir et de la transmettre à leur tour lorsqu’elles seront prêtes. »