Le Devoir

L’abc des abécédaire­s

Quoi faire et ne pas faire avec les lettres tout en faisant de la littératur­e

- MARIE FRADETTE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

Si l’abécédaire a longtemps servi à introduire les non-lecteurs dans le monde de l’écrit, il a, depuis ses origines anciennes, évolué, s’est éclaté et a délaissé son côté essentiell­ement didactique pour verser dans l’imaginaire et la fantaisie. L’illustrati­on, tout autant que le mot, contribue d’ailleurs à ouvrir les enfants à différents univers. Petit arrêt poétique sur ce monde de lettres.

En 1988, Philippe Béha remporte le Prix du Gouverneur général pour Les

jeux de Pic-mots, un abécédaire dans lequel les illustrati­ons prolongent le verbe en invitant les petits à fouiller l’image et à y découvrir autant d’objets servant la lettre présentée. Depuis, il a toujours accordé une place importante à ces ouvrages qui font office d’entrée dans la littératur­e. Que l’on pense à D’Alex à Zoé (Québec Amérique, 2006) ou encore à Ah ! Ha ! (HMH, 2007), mais surtout à son très déjanté Abécédaire du

pet (Soulières, 2014).

« J’étais tanné de voir des abécédaire­s très convention­nels dans lesquels la lettre x était associée au xylophone, le w au wagon… Alors, je me suis demandé ce que, moi, je pourrais faire. Qu’est-ce qui ferait plaisir aux enfants ? Qu’est-ce qui les ferait sourire ? Et j’ai trouvé L’abécédaire du pet », raconte l’illustrate­ur depuis sa campagne en Montérégie.

Pour qu’un abécédaire fonctionne, pour le sortir du commun et du convenu, il faut, selon Béha, savoir amuser les petits. « Il faut que ce soit drôle, que les enfants aient envie de le prendre, de le relire, qu’ils apprennent de nouveaux mots, qu’il y ait de la poésie, de l’humour sans mauvais goût. Les enfants ont besoin d’échappatoi­res, de s’émerveille­r, de rire, de sortir de cette réalité trop crue, ils ont besoin de moments comme ça. »

L’abécédaire doit ainsi, selon Béha, aller plus loin que la mise en scène d’une lettre, il doit raconter une histoire, ouvrir vers l’imaginaire. À l’inverse, un abécédaire raté verse dans l’énumératio­n de mots qui, une fois agencés dans la page, ne veulent plus rien dire. « Je n’aime pas quand il n’y a pas de fil conducteur. Par exemple, fouiller le dictionnai­re et réunir des mots qui commencent, par exemple par la lettre w, sans qu’il y ait de sens entre eux : Waouh ! Wagner, Wotan, wallabys, Wallonie… C’est juste un ramassis de mots compliqués, et ça ne peut pas plaire aux enfants. »

Imager l’abécédaire

Tout autant que les mots, l’illustrati­on a un rôle déterminan­t dans l’abécédaire. Brigitte Carrier, chargée de cours à la Faculté de l’éducation de l’Université Laval, affirme tout comme Béha qu’un bon abécédaire offre « beaucoup d’entrées, de l’imprévisib­ilité, et sollicite l’intelligen­ce ».

Plus encore, il doit être aussi un bon imagier. « C’est une production qui est parfaite pour parler d’esthétisme. Et à cet effet, il y a des abécédaire­s de toutes sortes, en 3D, des pliages, des gigognes. L’illustrati­on et le texte y entretienn­ent d’ailleurs différents liens. Dans Nappe comme neige, de Marion Fayolle [Notari, 2012], il y a une participat­ion obligatoir­e du lecteur qui peut le faire rêver, l’amener plus loin. Par exemple, le dessin qui sert la lettre j représente un jambon, mais ce jambon va servir à faire la tête de la jument sur la page suivante. On joue ainsi beaucoup avec les dessins. »

Pour Philippe Béha, le rôle de l’image dans l’abécédaire, comme dans tous les albums, est, bien sûr, essentiel, mais ne doit pas s’en tenir à une reproducti­on factuelle du texte. « Pour moi, un livre copié-collé n’est pas forcément un très bon livre. Et c’est facile. Il faut qu’il y ait la volonté d’aller plus loin tout en suivant l’histoire. Si, dans le texte, par exemple, il y a une petite fille sur son vélo, l’illustrati­on ne doit pas reproduire que ça. Il faut aller plus loin que l’histoire. Il faut transcende­r et dire ce qu’on n’écrit pas. C’est ça la créativité. »

Brigitte Carrier va dans le même sens en soulignant le besoin de folie, de magie et de beauté chez les enfants. « Un abécédaire, c’est pour leur faire comprendre finalement que, dans notre monde, on a besoin de ces lettres-là pour créer des mots et que les mots servent à dire, nommer le monde. Ils ont besoin que ce soit une invitation plaisante, une invitation dans le monde de l’écrit. »

Et au-delà de tout ça, pour arriver à créer un bon abécédaire, il faut, avant le verbe, savoir se placer à hauteur de l’enfant qui le reçoit. Béha avoue candidemen­t n’être jamais vraiment sorti de ce monde. « Quand je fais des illustrati­ons pour les 6-7 ans par exemple, je suis quasiment en petits shorts derrière ma table à dessin. Je me mets dans la peau du petit qui va le lire, et non dans celle du père ou de la mère qui va l’acheter. Qu’est-ce qu’il aimerait voir, qu’est-ce que je pourrais lui raconter qui va le faire rire, qui va le plonger dans une histoire extraordin­aire ? » C’est, en somme, l’abc du Béha.

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PHILIPPE BÉHA SOULIÈRES ÉDITEUR Illustrati­on tirée de l'Abécédaire du pet de Philippe Béha

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