Les caniches, la chronique de JeanFrançois Nadeau
Àla campagne, entre chez moi et la ville la plus proche, soit sur une distance de moins de 30 km, on comptait, dimanche, cinq chevreuils renversés en bord de route. Il y en avait autant, il y a quelques jours, sur le même parcours. Je sais. Il faut dire cerf plutôt que chevreuil. Cerf de Virginie. C’est bien le nom exact. Seulement, à peu près personne ne le dit. On fait semblant, à l’écrit, d’être mieux éduqué que tout le monde en utilisant le mot cerf. Mais trouvez-moi quelqu’un, en ce pays, qui dira spontanément : « Oh ! avez-vous vu le cerf de Virginie en bord de route ? »
Dans notre monde aseptisé pour plaire à la galerie, les mots que nous utilisons ne sont plus, dans bien des cas, l’expression d’usages particuliers, mais bien de simples conduites à travers lesquelles la société se donne bonne conscience en se berçant d’illusions sur ce qu’elle est devenue.
La voirie a la tâche peu ragoûtante de ramasser les carcasses de chevreuils. Elle s’en acquitte plutôt promptement. Les malheureuses bêtes sont d’abord marquées à la peinture fluorescente, comme si quelqu’un devait s’assurer, dans un premier temps, qu’elles sont bel et bien destinées à être enlevées.
Parfois, la police est appelée pour achever un animal blessé qui souffre inutilement. Dans une pièce de théâtre de Dominic Champagne, une bête renversée par une voiture est achevée par un passant qui, faute de mieux, utilise un bâton de baseball. Est-ce barbare que d’éviter, avec un bâton qui fait gicler le sang, les souffrances d’un être vivant ?
Sur ce trajet que j’ai l’habitude de parcourir, il se trouve, en bord de route, presque à tous les coups, des bêtes crevées avec leur lot de pattes cassées, de gueules ouvertes, de ventres gonflés. On veut bien l’oublier, mais c’est aussi un des paysages qui s’offrent aux regards sur les routes d’Amérique du Nord. Combien de pauvres bêtes, chaque année, sont-elles ainsi fauchées ?
Deux biologistes qui, durant la période de chasse, ont passé leurs journées à prélever des dents des cervidés pour en connaître l’âge et la condition m’ont expliqué à quel point l’espèce est plus que jamais abondante au Québec.
Pas étonnant qu’au moins 30 000 animaux se fassent heurter chaque année. Environ 80 % des collisions avec des animaux impliquent des chevreuils. Pardon, des cerfs.
Mais ce sont pour les cervidés d’un parc de banlieue, à Longueuil, des animaux voués à satisfaire l’appétit à consommer la nature comme tout le reste, que l’opinion publique s’inquiète, au point de faire fléchir la raison contre cette passion.
Sans prédateurs naturels pour contrôler leur prolifération, cernées par des voies de circulation automobile, ces bêtes font l’objet d’une formidable levée de boucliers ces jours derniers.
L’affaire est allée loin. L’avocate Anne-France Goldwater, qui avait pris la défense des pitbulls montréalais comme d’autres pourraient prendre la défense d’alligators, n’accepte pas que Longueuil ait considéré d’abattre des cerfs alors qu’il était possible, tout bonnement, dit-elle, de les relocaliser. Elle a déclaré ceci : « Ce n’est même pas [de] la chasse, c’est pire encore ; [c’est] le meurtre d’animaux. J’ose penser que des êtres humains sains d’esprit et de bonne volonté vont trouver de bonnes solutions. »
Mais comment défendre le sens de la raison quand celle-ci se trouve ainsi pervertie, au point de confondre des cervidés d’un parc d’une banlieue bien peignée avec l’affection qu’on porte à son caniche ?
En quête de « bonnes solutions », mais sans tenir compte des écosystèmes, quelques manifestants ont sorti leurs griffes. La mairesse de Longueuil, l’une des bêtes politiques les plus outrageusement payées du Québec, a même été menacée de mort pour avoir convenu, en vertu de l’expertise de biologistes, qu’il fallait voir à vite réguler la population de chevreuils de ce parc.
La décision de Longueuil d’annuler, devant la pression populaire, l’abattage des cervidés, ne repose sur aucun fondement scientifique solide, mais sur les égarements inconséquents d’un trop-plein de bons sentiments.
Au Québec, le cerf de Virginie (remarquez le bon usage ici) prolifère. En certains lieux, ils sont infectés par des hordes de parasites. Déplacer ces quadrupèdes pour grossir d’autres hardes risque d’accélérer ces propagations, sans compter que ces bêtes supportent souvent très mal d’être déplacées, au point d’en mourir. Rien n’indique, en outre, que ce surplus de cervidés n’entrave pas le fragile équilibre écologique de leur terre d’asile. La surabondance de ces animaux en certains endroits, comme c’est le cas dans ce simple parc de banlieue, menace déjà des écosystèmes où l’on s’imagine à tort qu’ils ont toujours été présents.
À Anjou devait voir le jour un nouveau parc, où des chevreuils auraient pu, sans doute, être admirés par ceux venus y stationner leurs autos, sans trop de difficulté, après être allés magasiner à proximité. Finalement, l’idée du parc a été abandonnée. Ce sera plutôt la construction d’un nouvel entrepôt Costco qui sera implanté là. On pourra faire là son marché et acheter des lots de gros steaks au rabais. Qui irait manifester contre la possibilité de réaliser de belles économies, même s’il faut y sacrifier la nature ?
Au ministère de la Faune et des Parcs, on lésine encore et toujours sur la création d’aires de forêts protégées, parce que le ministère concurrent, celui de la coupe à blanc, ne voudrait pas déplaire aux multinationales des bûcherons. Combien d’actions sont menées pour sauvegarder les caribous forestiers du risque prochain de leur disparition, faute d’aires protégées, sinon celles menées par quelques poignées d’Autochtones ? La biodiversité est menacée. Notre territoire est rasé et pillé. Mais ce sont pour les chevreuils, ces captifs de nos vies de banlieue, que l’opinion publique s’émeut. Quelle hypocrisie de sourires blanchis.