« Un geste malheureux et regrettable »
L’Association des libraires du Québec réintègre la liste de lecture de François Legault
« Un geste malheureux et regrettable » : l’Association des libraires du Québec (ALQ) a reculé et réintégré lundi sur ses plateformes numériques une liste des suggestions de lecture de François Legault, qui avait été retirée à la suite de certaines critiques. Le premier ministre s’est dit « soulagé » de voir réparée une situation qui n’avait « pas de bon sens »… ce dont conviennent de nombreux intervenants.
Dans un communiqué publié lundi, la directrice de l’association a pris la
responsabilité de cette controverse née de la participation du premier ministre à une activité de recommandations de lecture organisée par l’ALQ. « Voyant le flot de commentaires déferler la semaine dernière, j’ai pris la décision trop rapidement de retirer certaines publications sur les réseaux sociaux de l’Association », indique Katherine Fafard.
Selon le président du conseil d’administration de l’ALQ, Éric Simard, ce sont « quelques centaines de personnes » qui ont émis des critiques. « Ça a commencé petit, mais ça s’est envenimé, et l’équipe de direction a eu le sentiment de perdre le contrôle. C’est là qu’ils ont agi, pour essayer de calmer le jeu, pour faire une espèce de compromis. Il n’y a pas eu de censure, parce que la vidéo de l’intervention de M. Legault est toujours demeurée en ligne. Mais c’était un mauvais compromis. »
« Je réalise aujourd’hui qu’il s’agissait d’une erreur et je m’en excuse », a indiqué Katherine Fafard dans le texte préparé par l’ALQ et une firme de relations publiques. M. Simard y parle d’un « geste malheureux et regrettable » qui « n’est pas représentatif de l’approche de tous nos membres qui défendent quotidiennement la diversité des publications. Ce n’est aucunement dans la mentalité des librairies indépendantes de verser dans toute forme de censure ».
Les libraires joints par Le Devoir lundi disaient essentiellement la même chose. « On ne pratique pas de censure dans le monde des librairies », relève Éric Blackburn, propriétaire de la librairie Le Port de tête. « Je ne sais pas ce qui a pu se passer à l’ALQ, mais je suis certain que les gens qui ont pris cette décision doivent le regretter beaucoup, parce qu’autant que je sache, ce n’est pas dans leur esprit de faire ça. »
Bock-Côté, racisme systémique…
La controverse découle de la participation, mercredi dernier, du premier ministre Legault à un épisode de Lire en choeur, un événement Facebook Live que l’ALQ organise cinq fois par semaine depuis le début de la pandémie. Chaque invité propose une liste d’une dizaine de livres : depuis le début, quelque 150 artistes ont pu exprimer ainsi leurs coups de coeur littéraires.
Grand lecteur, M. Legault a notamment recommandé des livres des écrivains Marie Laberge, David Gaudreault, Dany Laferrière et Michel Jean, mais aussi un essai du chroniqueur Mathieu-Bock Côté.
Certains ont reproché à l’association d’avoir donné la parole à un politicien. D’autres ont dénoncé le fait que M. Legault a recommandé un livre de M. Bock-Côté (connu pour ses positions tranchées sur la laïcité, notamment). Et finalement, la seule présence à Lire en choeur d’un homme qui ne reconnaît pas le racisme systémique a aussi suscité des commentaires. C’est l’ensemble de ces récriminations qui a incité Mme Fafard et son équipe à retirer une partie des publications.
Censure ?
Le geste a été perçu comme une forme de censure par certains, notamment par Mathieu Bock-Côté. Dans un message publié sur Facebook, le premier ministre a lui-même évoqué la nécessité de « dénoncer la censure ».
« La lecture nous transporte vers des points de vue qui sont parfois loin des nôtres, mais qui nous enrichissent toujours. Ça me rend triste de savoir que des gens au Québec voudraient nous enlever ça. » M. Legault ajoutait qu’on « ne peut pas accepter qu’une poignée de militants radicaux piétinent notre liberté d’expression pour défendre leurs diktats ».
Au-delà de cela, le premier ministre s’est dit « soulagé de voir que l’ALQ a finalement reculé ». Cette page tournée, il a émis le souhait que personne ne « pénalise nos libraires indépendants qui n’ont rien à voir avec cette histoire ».
C’était d’ailleurs la grande crainte d’Éric Simard, lundi. « C’est pour ça qu’on [a été] en gestion de crise » toute la journée, dit celui qui est aussi copropriétaire de la Librairie du Square. Sur les réseaux sociaux, avant que l’ALQ n’annonce son changement de position, certains suggéraient en effet de boycotter les libraires indépendantes en forme de représailles.
Mauvaise gestion de crise
Spécialiste de la gestion de crise, Mylène Forget estime que l’ALQ a « fait un mea culpa sincère » après un faux pas qui découlait selon elle d’une bonne intention.
« En ce moment, il y a tellement d’activistes sur les médias sociaux, il y a des pensées minoritaires qui ont énormément de retentissement. Et ça devient difficile pour un gestionnaire de savoir quand admettre une erreur et retirer du contenu, ou quand c’est approprié de persévérer. Évaluer le véritable risque n’est pas facile. »
Et il n’y a pas de manuel d’instruction précis pour cela, ajoute Mme Forget. « Chaque cas est un cas d’espèce. Mais ici, avec deux personnalités publiques de premier plan, qui ont de grosses tribunes, c’était évident » qu’il y aurait des remous après la décision initiale, dit-elle.
Pour le professeur de littérature à l’Université Laval Jonathan Livernois, toute l’histoire découle en effet d’une « crise mal gérée de l’intérieur ». « Ça me laisse perplexe parce qu’on a donné des munitions à des gens qui, comme M. Bock-Côté, voient partout des nouveaux censeurs ou des inquisiteurs qui mettraient des choses à l’index. C’était très malhabile. »
Avec Catherine Lalonde,
François Lévesque et Manon Dumais
Ça a commencé petit, mais
ça s’est envenimé ÉRIC SIMARD