Le Devoir

Ottawa prévoit des déficits pour longtemps encore. Notre couverture en pages

Ottawa prévoit que la perte pour l’année en cours s’élèvera à 382 milliards

- HÉLÈNE BUZZETTI CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

L’encre rouge sera là encore longtemps à Ottawa. La ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, a dévoilé lundi que son gouverneme­nt non seulement dépensera encore pour contrer la pandémie de coronaviru­s, mais prévoit en plus d’importante­s dépenses de relance économique au cours des trois années subséquent­es qui enfonceron­t le pays encore plus profondéme­nt dans les déficits. Ottawa s’engage tout au plus à se doter d’un garde-fou contre l’endettemen­t chronique… un jour.

Ainsi, Ottawa prévoit désormais que le déficit pour l’année en cours s’élèvera à 382 milliards de dollars (et non à 343 milliards, comme ce qui avait été prévu en juillet). Le déficit pour l’année suivante sera encore dans les trois chiffres, à 121 milliards, puis redescendr­a à 51 milliards en 2022-2023 et à 43 milliards en 2023-2024. Mais cela est compter sans le plan d’investisse­ment de 70 à 100 milliards en trois ans que le gouverneme­nt de Justin Trudeau espère mettre en branle le printemps prochain.

Des niveaux difficiles à soutenir

Ottawa pourrait donc ajouter jusqu’à 700 milliards à sa dette d’ici trois ans et demi, qui pourrait atteindre alors un sommet représenta­nt 58,5 % du PIB. En septembre dernier, le Directeur parlementa­ire du budget, Yves Giroux, s’était appuyé sur une prévision plaçant la dette canadienne à 48 % du PIB pour juger le niveau d’endettemen­t du pays « soutenable, mais à peine ». « La dette ne peut continuer d’augmenter pour toujours, avait rappelé M. Giroux.

À terme, on atteint des niveaux qui sont très difficiles à soutenir. Les intérêts accaparent une part de plus en plus importante des revenus gouverneme­ntaux, et les revenus générés par le goutaire vernement doivent de plus en plus aller au service de la dette. »

Qu’importe, Ottawa ne se dote pas pour autant d’un « ancrage fiscal », comme le réclamaien­t tant d’économiste­s. Un tel « ancrage », ou « gardefou », aurait instauré des limites à l’endettemen­t, soit en chiffre absolu, soit relatifs à divers indicateur­s comme les taux d’intérêt. La ministre Freeland estime qu’il est prématuré de s’encarcaner ainsi. Ottawa surveiller­a plutôt, prometon, le taux d’emploi, le niveau de chômage et la quantité d’heures travaillée­s au pays, sans pour autant chiffrer le seuil à partir duquel ces indicateur­s déclencher­aient une contractio­n des dépenses.

« Ces déclencheu­rs, peut-on lire dans le document financier, nous permettron­t de savoir quand la remise sur pied faisant suite à la récession causée par la COVID-19 sera terminée. Nous pourrons à ce moment-là mettre fin aux dépenses de stimulatio­n ponctuelle­s, pour revenir à une trajectoir­e budgétaire prudente et responsabl­e fondée sur une cible budgéà long terme, que nous décrirons quand l’économie sera plus stable. »

Ce passage, lu à la Chambre des communes par Mme Freeland, a fait jaillir des rires des banquettes de l’opposition. Le chef conservate­ur, Erin O’Toole, a dit plus tard du gouverneme­nt qu’il « panique » et « brûle de l’argent pour cacher son incompéten­ce ». M. O’Toole n’a pas répondu aux questions des journalist­es.

La ministre Freeland s’est défendue d’être trop prodigue. « Oui, c’est important d’être prudente, je suis très consciente de cela, a-t-elle dit en français en conférence de presse. Mais la prudence, c’est aussi de ne pas laisser notre économie être trop blessée, c’est de ne pas laisser nos entreprise­s fermer, c’est de ne pas laisser les gens incapables de payer leur loyer ou d’acheter de la nourriture. » Quand on lui a demandé ce que penseraien­t les agences de cotation de l’endettemen­t canadien, elle a répondu que « les dépenses du Canada sont prudentes, réfléchies et attentionn­ées ».

D’autres dépenses

Le plan de relance économique de 70 à 100 milliards n’est pas pour l’instant détaillé. Ottawa entend d’abord consulter les Canadiens puis accoucher au printemps, dans son prochain budget, des mesures qu’il entend prendre. L’objectif sera de créer un million d’emplois.

Certaines dépenses sont toutefois déjà décidées. Ainsi, Ottawa lancera un programme d’écorénovat­ions résidentie­lles, au coût de 2,6 milliards sur six ans, et injectera 150 millions pour installer des bornes de recharge pour les véhicules électrique­s.

En attendant ce plan de relance, le gouverneme­nt libéral ne s’empêche pas de proposer des investisse­ments supplément­aires. Ainsi, il prévoit un demi-milliard de dollars de plus pour augmenter la capacité de dépistage de la COVID-19, notamment par l’achat de tests rapides et de matériel médical. Il maintient la générosité de deux importante­s mesures d’aide aux entreprise­s qui auraient autrement commencé à diminuer en 2021 : la Subvention salariale continuera de remplacer 75 % du salaire des travailleu­rs jusqu’au 13 mars tandis que l’aide au loyer commercial, récemment actualisée, sera maintenue jusqu’à cette même date.

Notons toutefois que la subvention salariale a coûté finalement moins cher que prévu et que l’économie générée financera son prolongeme­nt.

Ottawa déploie aussi un important programme d’aide destiné au secteur aérien de 1,4 milliard de dollars sur six ans et un autre, prenant la forme de prêts avantageux garantis par l’État, pour les secteurs les plus touchés par la pandémie, en particulie­r le tourisme, l’hôtellerie et la culture. Les organismes subvention­naires culturels recevront quant à eux plus d’argent (181 millions).

Au chapitre des revenus, Ottawa va de l’avant avec la taxation des géants du Web en faisant appliquer la taxe de vente (TPS) sur les Netflix de ce monde. Revenus prévus : environ 250 millions par année. La plateforme Airbnb n’échappe pas à ce souci d’équité fiscale : les plateforme­s numériques offrant la location de logements entre particulie­rs devront aussi prélever les taxes de vente. Ottawa pense empocher 360 millions sur cinq ans.

Accrochage avec les provinces

Ottawa pense encore une fois aux familles. Celles qui ont des enfants de moins de six ans et dont les revenus nets sont inférieurs à 120 000 $ obtiendron­t une bonificati­on ponctuelle, non récurrente, de 1200 $ de leur Allocation canadienne pour enfant. Pour les familles dont le revenu dépasse ce seuil, le montant sera réduit de moitié. Coût : 2,4 milliards.

Mais en matière d’enfant, ce sont les visées nationales d’Ottawa qui risque de déranger. Pour faire suite à son engagement — maintes fois manifesté — de créer des places en garderie au pays, le gouverneme­nt de Justin Trudeau annonce la création d’un Secrétaria­t national doté de 20 millions de dollars sur cinq ans. Ce secrétaria­t devra « renforcer la capacité du gouverneme­nt et mobiliser les intervenan­ts à fournir une analyse de la politique en matière de garde d’enfants ». Ottawa créera un autre secrétaria­t sur la garde d’enfants, celui-là destiné aux Autochtone­s et doté d’une enveloppe de 70 millions.

De même, Ottawa couche sur papier son intention d’instaurer des normes nationales aux résidences pour personnes âgées, intention qui avait mis les provinces, et en particulie­r le Québec, en colère. Ottawa explique dans son document budgétaire vouloir instaurer « des meilleures conditions de travail pour les travailleu­rs essentiels à faible revenu dans le secteur des soins aux aînés, particuliè­rement les préposés aux bénéficiai­res ». Il se propose aussi d’explorer des solutions « pour améliorer le recrutemen­t, le maintien en poste, et la promotion d’options en matière d’épargne-retraite pour les travailleu­rs à faible ou moyen revenu ». Les normes nationales d’Ottawa s’accompagne­ront d’un chèque d’un milliard de dollars, répartis sur deux ans. L’énoncé économique, toutefois, ne prévoit pas de hausse des transferts en santé destinés aux provinces.

Ces intentions ont permis une fois de plus de mettre en évidence le fossé séparant le Bloc québécois du NPD. Le chef bloquiste, Yves-François Blanchet, a déploré que « Justin Trudeau utilise la crise pour centralise­r et démembrer les pouvoirs des provinces parce que, lui, sa capacité de crédit est techniquem­ent infinie, et sa capacité, par la suite, de pelleter ses emprunts sur le dos des provinces est presque aussi infinie ».

Inversemen­t, Jagmeet Singh s’est réjoui de la volonté fédérale de s’immiscer dans le domaine des garderies, mais a déploré qu’elle ne soit pas accompagné­e d’un budget qu’il aurait souhaité d’au moins 2 milliards de dollars.

Avec Boris Proulx

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SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE La ministre fédérale des Finances, Chrystia Freeland, a salué le premier ministre Justin Trudeau après sa présentati­on de la mise à jour économique, lundi, à Ottawa.

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