Le Devoir

Le Canada reprend ses expulsions

Des milliers de demandeurs d’asile déboutés, dont des « anges gardiens » qui auraient pu profiter du programme fédéral, pourront être renvoyés du pays

- LISA-MARIE GERVAIS

En pleine deuxième vague de COVID19, le Canada va recommence­r les expulsions, a appris Le Devoir. Suspendues, sauf exception, depuis le début de la pandémie, les mesures de renvoi, qui concernent des milliers de demandeurs d’asile déboutés, seront en effet de nouveau exécutées par l’Agence des services frontalier­s du Canada (ASFC).

« À compter du 30 novembre 2020, l’Agence reprendra les opérations de renvoi pour tous les ressortiss­ants étrangers interdits de territoire au Canada », lit-on dans une communicat­ion officielle de l’ASFC. Cette décision semble avoir été motivée par la réouvertur­e progressiv­e des pays, l’instaurati­on de stratégies des compagnies aériennes pour minimiser les risques de propagatio­n et l’émergence des divers scénarios de vaccins.

L’ASFC a tenu à préciser que la décision d’arrêter les expulsions pendant la pandémie « était une mesure exceptionn­elle qui n’était pas partagée par la communauté internatio­nale ». Rappelons que, le 17 mars dernier, elle avait décidé de suspendre la plupart de ses mesures de renvoi. Seules les personnes ayant participé à des activités criminelle­s ou celles qui voulaient volontaire­ment partir étaient renvoyées.

Pour Guillaume Cliche-Rivard, président de l’Associatio­n québécoise des avocats et avocates en droit de l’immigratio­n (AQAADI), c’est une « très mauvaise nouvelle ». « Ça veut dire que les gens qui étaient en attente et dans l’espoir de régularise­r leur statut, certains avec le programme qui vise les anges gardiens, pourront être renvoyés avant », a-t-il dit. « Ces gens jouent pourtant un rôle important dans tous les secteurs de notre société. Ça comprend les personnes comme les agents de sécurité qui font le guet dans les établissem­ents de santé ou ceux qui nettoient dans les CHSLD, qui ne sont visées par aucun programme [de régularisa­tion], mais qu’on ne peut pas se permettre de perdre. »

Moment mal choisi

Pour lui, à quelques semaines de Noël et au plus fort de la deuxième vague, le moment pour reprendre les expulsions ne peut pas être plus mal choisi. « On est en pleine recrudesce­nce avec 1400 cas par jour. Qu’on soit en mesure de laisser partir certaines personnes

me semble complèteme­nt illogique », a déploré Me Cliche-Rivard. « Ce même gouverneme­nt qui nous dit de ne pas sortir et d’éviter de prendre l’avion nous dit qu’il va renvoyer des gens dans leurs pays en ce moment. »

Si elle trouve « absurde » de recommence­r les renvois ces jours-ci, Marjorie Villefranc­he, directrice de la Maison d’Haïti et co-porte-parole de la Coalition pour la régularisa­tion des statuts, ne s’en étonne pas. « Ils choisissen­t un moment où on ne va pas faire trop attention à ça. C’est dans leur habitude. On est un peu avant Noël, et tout le monde est occupé à autre chose », dit-elle. Cela ne l’empêche pas de voir cela comme une bien mauvaise nouvelle. « Ça veut dire que les personnes qui sont des demandeurs d’asile déboutés, et qui justement pourraient bientôt voir leur statut se régularise­r, sont à risque d’être expulsées. »

Renvoyer des anges gardiens ?

Pour l’heure, l’entente de régularisa­tion des anges gardiens, qui doit entrer en vigueur d’ici la fin de l’année, vise les personnes ayant travaillé dans le domaine de la santé, dans les soins directs aux patients. Avec la reprise des expulsions, Mme Villefranc­he craint que ces personnes ne soient expulsées avant que le programme n’entre en vigueur, de même que les quelque 5000 demandeurs d’asile déboutés qui sont déjà au pays et qui pourraient être inclus dans le même programme s’il était élargi à tous les travailleu­rs des services essentiels. « Toutes ces personnes qu’on visait en demandant l’élargissem­ent du programme pourraient être renvoyées », déplore-t-elle.

Selon Guillaume Cliche-Rivard, l’ASFC, qui relève du ministère de la Sécurité publique du Canada, ne détient pas d’informatio­ns précises sur la personne qui est renvoyée, notamment sur l’emploi qu’elle occupe. « L’Agence ne sait pas le travail que font les gens. Peut-être que des procédures pourraient être suspendues à l’endroit de certaines personnes qui occupent des emplois dans les services essentiels, mais en ce moment, légalement, rien ne l’empêche d’expulser un préposé aux bénéficiai­res. »

Des recours possibles

Les demandeurs d’asile déboutés pourront toutefois se prévaloir, comme d’habitude, des divers mécanismes tels que les appels, les contrôles judiciaire­s et les demandes de résidence permanente pour motifs humanitair­es. L’examen des risques avant renvois, pour s’assurer que les personnes ne sont pas renvoyées dans un endroit du monde où elles courent un risque, sera également possible.

Ni l’Agence des services frontalier­s du Canada ni le cabinet du ministre de la Sécurité publique, Bill Blair, n’ont été en mesure de donner davantage d’explicatio­ns sur cette décision. Les ressortiss­ants de certains pays, où la situation locale est considérée comme trop dangereuse, comme Haïti, la Syrie et la République démocratiq­ue du Congo, ne peuvent pas être expulsés, car ils font partie des personnes figurant sur la liste canadienne des sursis aux renvois.

Les personnes qui sont des demandeurs d’asile déboutés, et qui justement pourraient bientôt voir leur

statut se régularise­r, sont à risque d’être expulsées MARJORIE VILLEFRANC­HE

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