Le Devoir

Un rêve d’autrice se réalise

Dominique Fortier devient la première Québécoise à remporter le prestigieu­x prix Renaudot essai avec Les villes de papier

- CATHERINE LALONDE

Emily Dickinson écrivait, il y a cent cinquante ans de cela : “We are always

in danger of magic” [Nous sommes toujours en danger de magie]. Ce matin, j’ai l’impression d’avoir été rattrapée par la magie. » C’est ainsi que l’autrice et traductric­e montréalai­se Dominique Fortier réagissait lundi à l’attributio­n du prix Renaudot à son essai très personnel Les villes de papier, d’abord paru ici en 2018 et repris chez Grasset. Marie-Hélène Lafon remportait à ses côtés le Renaudot avec Histoire du fils (Buchet-Chastel). Le Goncourt, de son côté, a salué L’anomalie (Gallimard) d’Hervé Le Tellier. Regard sur un premier Prix Renaudot essai québécois.

Essoufflée par la nouvelle, à laquelle elle ne croyait pas encore tout à fait, Dominique Fortier a partagé sa joie avec Le Devoir hier. Car c’est la première fois qu’un auteur d’ici décroche le Renaudot essai ; il faut retourner en 2009 pour revoir Dany Laferrière attraper le Médicis avec L’énigme du retour (Grasset). L’autrice, elle en reconnaît l’ironie, se retrouve au coeur du tourbillon de la vie littéraire grâce à un livre sur la poète américaine Emily Dickinson (1830-1886),

solitaire parmi les solitaires, recluse parmi les recluses.

« C’est intéressan­t que ce livre soit paru en France au moment où le confinemen­t était imposé, confie Mme Fortier, quand chacun s’est retrouvé enfermé chez soi. Dickinson, c’est un peu un professeur de confinemen­t. Elle nous apprend à regarder vers le dedans plutôt que vers le dehors ; à apprécier ce qu’il y a autour de nous. Elle est capable de s’émerveille­r de l’infiniment petit. Ses livres sont une sorte de réenchante­ment du monde. »

Finaliste au prix Femina, encore en lice au prix Hennessy, Les villes de papier

s’est vendu avant cela à près de 10 000 exemplaire­s au Québec après sa sortie en 2018. L’éditeur original, Antoine Tanguay, ne peut que se réjouir, en gérant le côté québécois des retombées. « Pour un Renaudot, au fait, c’est quelles sortes de fleurs qu’on doit donner à un auteur ? », lance-t-il en boutade.

Car l’histoire française de ces Villes

tient du rêve pour l’autrice. « J’étais publiée depuis quelques années en France par différente­s bonnes maisons, mais avec lesquelles je ne sentais pas l’affinité que je sens avec Alto, raconte Mme Fortier. Comme auteure, on me disait que je ne pouvais rien faire, sinon attendre après les agents les possibles ventes de droits. Mais la manière vraiment facile, c’est de mettre le manuscrit dans une enveloppe, et de l’envoyer. Comme je n’avais vraiment pas le goût que la réception du livre soit biaisée dans un sens ou dans l’autre, je l’ai mis sous pseudonyme, en choisissan­t un nom qui ne se retrouvait pas sur Google. »

Personne ne saurait que Dominique Fortier a déjà écrit cinq autres livres, dont Du bon usage des étoiles, ou remporté le Prix du Gouverneur général avec Au péril de la mer (Alto). « Ce serait un texte écrit par personne, en quelque sorte », poursuit l’autrice. « Ils vont le recevoir pour ce qu’il est, l’aimer ou pas, l’accepter ou pas, et à jamais je n’aurai plus le droit de dire “On sait bien, l’édition dans les grandes maisons françaises, c’est juste de la magouille”. »

C’est ainsi que Les villes de papier, signé par Pétronille Fortier, a été accepté par l’éditrice Chloé Deschamps chez Grasset. « Elle a été un peu déçue quand elle a compris qu’elle ne “découvrait” pas un nouvel auteur. Mais elle a défendu le texte avec une passion et une fougue incroyable­s. » Et hier, consécrati­on.

Plus de Québécois en lice

« Attention, c’est le Renaudot essai, tempère Anthony Glinoer, spécialist­e de la sociologie du littéraire à l’Université de Sherbrooke. « Tous les prix littéraire­s ont un prix connexe comme ça ; ce n’est pas tout à fait le même effet que le Renaudot, mais ça reste important. On peut prévoir une poussée des ventes, et une couverture de presse très importante en France. »

Mais reste qu’à ses yeux experts, on ne peut comparer avec les Médicis de Laferrière ou de Marie-Claire Blais (1966). Si c’est l’éditeur là-bas qui récoltera le plus gros des résultats sonnants et trébuchant­s, l’effet reste fort. Floriane Claveau, conseillèr­e aux communicat­ions chez Renaud-Bray / Archambaul­t, confirme : « Depuis le mois de septembre, déjà, il y a un intérêt pour Les villes de papier. On l’a remarqué dès qu’il est apparu parmi les finalistes [des grands prix français]. »

Résultat : il reste quelques centaines d’exemplaire­s, et Alto pousse la réimpressi­on expresse de 3000 exemplaire­s pour répondre à la demande. La version audio des Villes sortira le 10 décembre. Mais ce qu’Antoine Tanguay note surtout, « c’est que 2020 va avoir vraiment changé les choses pour la scène littéraire d’ici. Il y a beaucoup plus de Québécois depuis quelques années en lice pour les prix ».

Comment recevoir cette reconnaiss­ance ? « Comme artiste, je crois qu’il faut se méfier du regard de l’autre », analyse Dominique Fortier. « Il faut être ouvert à ce qu’on nous dit, prendre la critique, et en même temps ne pas trop croire à ce qui arrive de l’extérieur, pour rester très attentif à notre petite voix intérieure. C’est un équilibre qui est difficile parce que c’est sûr qu’on veut être validé, accepté, reconnu ; on veut que notre travail trouve un écho. Et si on se met à écrire pour les autres, je pense qu’il y a un danger. »

Difficile pour Dominique Fortier, poursuit-elle, de trouver la bulle intérieure où elle peut écrire, tant elle est tiraillée, ces jours-ci, par les demandes d’entrevues, l’agitation de la promotion. « Disons que mon livre en chantier n’avance pas beaucoup aujourd’hui », conclut-elle en riant.

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