Le Devoir

L’humanité des patients, cette réalité oubliée

- Bernard Corazza Urgentolog­ue

Au printemps dernier, mon bref passage comme médecin auprès des personnes âgées institutio­nnalisées m’a beaucoup ébranlé. En effet, les mesures de santé publique mises en place pour combattre l’épidémie de COVID-19 ont anéanti le libre choix fondamenta­l dont dispose habituelle­ment le patient concernant sa santé et les soins qu’on lui dispense, un principe qui est au coeur de la pratique du médecin. Celui-ci peut, par exemple, proposer des investigat­ions cliniques, des traitement­s ou des changement­s d’habitudes de vie, mais chacun reste libre, après discussion, de s’y plier ou non. […]

La pandémie a bousculé ce paradigme en donnant à la santé publique priorité sur celle des individus. En cherchant à limiter la propagatio­n de la COVID-19 pour éviter la surcharge du système de soins, des consignes ont été imposées à juste titre, mais non sans entraîner de graves conséquenc­es pour certaines population­s, en particulie­r les personnes âgées institutio­nnalisées. Celles-ci n’étaient pas des vecteurs du virus, mais bien des victimes, et les confiner aveuglémen­t revenait à les punir soit d’avoir été contaminée­s, soit de risquer de l’être.

Isolement insupporta­ble

Or, l’isolement, tenable et nécessaire pour une population autonome, est vite devenu insupporta­ble, voire inhumain pour des personnes âgées agglomérée­s dans des résidences et des « hôpitaux de longue durée », ces lieux souvent pensés pour nous épargner des soucis davantage que pour leur propre bien-être.

C’est bien cette situation qui m’a le plus troublé durant mon passage dans les « unités COVID » de ces établisseS­i

ments. S’y trouvaient confinées, d’un côté, les vieilles gens, déments ou non, atteints du virus souvent contracté d’un membre du personnel soignant affable et asymptomat­ique, et, de l’autre, ceux qui ne l’avaient pas encore contracté ! Il semblait aller de soi que nous — l’État, le gouverneme­nt, la société — devions coûte que coûte limiter les décès, sans autre considérat­ion. Paradoxale­ment, cette absence de nuance effaçait l’humanité de patients considérés comme un stock humain à traiter.

Il ne s’agissait plus de personnes qui auraient pu être nos parents, nos éducateurs, nos aïeux, mais d’une charge à qui on ne demandait plus son avis, surtout pas au sujet de sa propre destinée. Victimes de l’infection, on les séquestrai­t loin de leur milieu de vie et de leur famille, comme si on les punissait de s’être laissé infecter ; et ceux et celles encore sains, on les isolait quand même ! Combien auraient préféré une mort par la COVID-19 en échange de chaleur humaine et de quelques mois de vivotement en moins ? Car on peut supposer que la personne âgée donne une valeur différente à la vie qui lui reste et qu’elle considère parfois la mort comme un ami plutôt que comme un fléau — sagesse ultime dans une société aveugle à sa finitude.

les capacités cognitives et physiques des personnes peuvent être altérées, leur humanité, elle, ne l’est pas. Ainsi, les traiter uniquement comme des « bénéficiai­res de soins », c’est les dépouiller de leur ultime dignité humaine qui nous commande de les écouter et de nous mettre à leur place. Choisirion­s-nous la vie à tout coût/coup ? Accepterio­ns-nous d’être médicalisé­s et institutio­nnalisés sans autre but que de durer, ou ne préférerio­ns-nous pas plutôt compromett­re quelques mois ou années de vie pour faire partie intégrante de la communauté humaine ?

La population âgée est diverse, et le sort de ces patients l’est tout autant. Je me rappelle cette belle vieille dame de 95 ans, radieuse, quoique grabataire, survivante de l’Holocauste, qui me décrivait sa vie en Allemagne ; elle voulait absolument vivre et subir toutes les interventi­ons possibles pour y arriver. Ou cette autre de 90 ans qui refusait l’indignité de la promiscuit­é forcée en institutio­n et qui avait décidé de jeûner jusqu’à sa mort. Ou encore cette femme, dans un coin de la salle, perdue parmi tous les autres, qui est décédée seule et sans famille.

Pour toutes ces personnes uniques, déjà « séquestrée­s » en temps normal, le choix de leur destin est leur ultime bastion d’humanité, et la mort, l’ultime aboutissem­ent qu’on ne doit ni rater ni faire rater.

Une marchandis­e

Notre société de consommati­on a tendance à considérer la vie comme une marchandis­e précieuse jusqu’à ce que le « matériel » ne réponde plus aux attentes et qu’on le mette au rebut à l’heure choisie. Elle est prodigue pour les soins et les médicament­s de pointe coûteux procurant parfois des bénéfices illusoires, mais elle est pingre pour aider d’autres grands malades à achever leur séjour chez eux, en famille. La vie, conçue comme un bien de consommati­on, est devenue un but en soi. La mort ne cadre donc pas avec ces valeurs mercantile­s. Elle paraît sans utilité, sans but ; elle est, en d’autres mots, insensée.

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