Yves Jacques et Robert Lepage se donnent la réplique
Robert Lepage et Yves Jacques passent ensemble de l’autre côté du miroir pour un premier face-à-face entre le créateur et l’acteur
C’est ce qu’on appelle un événement. Dans la diffusion en direct par Télé-Québec de La face cachée de la lune, un spectacle qu’ils ont tous deux porté en solo, Robert Lepage et Yves Jacques se donneront la réplique pour la première fois. Rencontre attendue entre le créateur qui a lancé la belle production d’Ex Machina en 2000 et l’interprète qui l’a ensuite souvent maintenue en orbite autour du monde. Et s’ils jouent des frères antagonistes sur la scène du Diamant à Québec, les deux natifs de la capitale sont liés par une complicité évidente, ludique, qui transcende les déficiences d’une communication numérique, lors d’une entrevue émaillée de nombreux rires partagés.
Les festivités prévues en 2020 pour le vingtième anniversaire de La face cachée de la lune ont dû être reportées. Mais lorsque Télé-Québec l’a approché, Robert Lepage a saisi l’occasion. Le dramaturge voit dans cette soirée spéciale jouée à deux la chance d’offrir une nouvelle incarnation du texte, un objet différent des autres versions, qui ont pris la forme de solos théâtraux et d’un film. Une oeuvre qu’il a créée, « mais c’est vraiment un projet qui appartient plus à Yves aujourd’hui », ajoute-t-il humblement.
Le comédien l’a jouée quelques centaines de fois, dont la dernière à Singapour, en novembre 2019. « J’ai un coup de coeur depuis toujours pour cette pièce. Elle touche autant qu’elle le faisait en 2001, quand j’ai commencé à la jouer. Pour moi, elle est de l’ordre des grands classiques du théâtre contemporain. Et même si ça fait 20 ans, je trouve que c’est toujours aussi nouveau, pertinent. Parce que pour le public, c’est toujours comme si c’était la première fois qu’il entendait quelque chose comme ça. C’est une façon différente de raconter une histoire. »
Rappelons que la poétique création tisse des échos entre d’un côté la course à l’espace où se sont affrontés Américains et Soviétiques et, sur un plan plus intime, la tentative de rapprochement entre deux frères très différents, après la mort de leur mère. Grâce à cette thématique large de la réconciliation, l’oeuvre peut toucher à différents niveaux, a constaté Lepage. « Il y a des gens qui s’y intéressent pour des raisons sociologiques, philosophiques. D’autres pour des [motifs] très personnels, des expériences familiales pas réglées. »
Distribution
Dans ce duo, Yves Jacques incarne le protagoniste Philippe, l’« éternel étudiant » rêveur. Tandis que Robert Lepage campe son frère André, présentateur météo sûr de lui, plus les personnages secondaires tels la mère et le médecin. Pourquoi cette attribution des rôles ? Le metteur en scène répond d’abord par une anecdote amusée. « Quand l’idée nous vient de faire ça à deux, Yves dit : “C’est super, moi je vais faire Philippe, ça va te faire moins de texte à apprendre”. Et plus tard, il me vient une idée : “C’est parfait, parce que c’est André qui a les meilleures lignes…” »
Après un éclat de rire, son partenaire enchaîne : « C’est formidable parce que toi, le créateur et comédien, en jouant tous les autres personnages, tu te retrouves à m’envelopper. Il y a quelque chose du grand frère dans la dynamique qui va s’installer. Tu viens nourrir la pièce de ton ami Yves, qui joue Philippe. » Cette collaboration le touche.
Robert Lepage note l’intérêt de faire incarner le frère plus introverti par le flamboyant acteur. « La pièce s’intitule La face cachée parce qu’en solo, le comédien, s’il a à jouer son contraire, le frère qui est son opposé, il va montrer une face cachée de lui. » Chacun des interprètes y explore des facettes possiblement moins connues de sa personnalité. « Yves est très expansif, ce qu’on a vu beaucoup à la télé, dans la variété. Et il a un côté de sa personnalité qui est très profond, réfléchi, timide. Donc, c’est intéressant, cette inversion momentanée, qu’il ait à jouer peut-être la chose qui lui ressemble le moins. » Pareil pour lui. « C’est très le fun à faire. Et c’est ça, jouer. »
Effet miroir
Outre son caractère événementiel, Lepage estime que cette version en duo « vient compléter le travail d’écriture », d’une certaine façon. « Un solo, habituellement, c’est quelqu’un qui monologue. Mais moi, je fais des dialogues par défaut : dans mes solos, je parle toujours à quelqu’un qui est dans les coulisses ou au téléphone. Et très longtemps, j’ai voulu voir ce que ça donnerait de les dialoguer avec un autre acteur. Cela va amener une autre dimension. » Même si les deux frères ont finalement peu de scènes ensemble — ça se fait par l’entremise des autres personnages —, il y aura la rencontre sur scène de « deux énergies », une complicité.
Fascinant, ce face-à-face entre le créateur l’acteur qui l’a remplacé dans le solo. La pièce faisait déjà des allusions à la notion de miroir. Lepage revient à la métaphore de la face cachée de la lune, une surface qu’on s’est longtemps imaginée à tort pareille à la visible. « Et c’est ce que je trouve intéressant dans cette aventure — si tu me permets de raconter ça, Yves. On sait qu’Yves a un immense talent d’imitateur. Sauf que c’est aussi
On raconte une histoire. Quelque chose de très intime. Et de très personnel à Robert. Alors je ne pouvais pas me permettre d’aller trop loin. Je voulais suivre le chemin de Robert au départ, et ensuite décoller.
YVES JACQUES
un défaut : au départ, il avait tendance à m’imiter, il voulait être fidèle à l’interprétation de la pièce. » L’auteur a fini par lui dire qu’il devait la faire sienne. Ce qui s’est produit quand les tournées ont commencé. « Lorsque je le vois jouer, je me reconnais. Il y a encore une fois cet effet miroir, parce qu’il y a eu énormément d’emprunts à ce que je faisais. Mais c’est aussi assez différent pour en faire une affaire très personnelle. »
« J’avais besoin de me rassurer, explique Jacques, d’être sûr que je ne kidnappais pas le spectacle de Lepage à mon bénéfice. Et s’il y a une chose que tu m’as apprise, Robert, c’est bien l’humilité. Tu vas me dire : “Il t’en reste encore à apprendre !” [rires]. » Le remplaçant tenait à servir l’oeuvre, plutôt qu’à se mettre en évidence. « On raconte une histoire. Quelque chose de très intime. Et de très personnel à Robert. Alors je ne pouvais pas me permettre d’aller trop loin. Je voulais suivre le chemin de Robert au départ, et ensuite décoller. »
Du théâtre à la télévision
Format du petit écran — et pauses publicitaires — oblige, on verra une version un peu resserrée de La face cachée. La temporalité est très différente à la télé, rappelle Lepage. Le temps ne se « dilate » pas comme sur scène.
L’expérience inédite du théâtre capté en direct lui vaudra probablement le trac. « Mais ça rappelle nos belles années de la LNI, à Yves et moi. Et toute la belle époque des Beaux dimanches en direct. Jeune aspirant acteur, moi, ça me foutait la trouille. » Des événements comme on n’en fait plus. « C’est le fun d’essayer de revenir à cette excitation. C’est très onéreux, ce n’est pas évident de nos jours de faire du direct. Mais je pense que notre show se prête bien à ça. »
C’est aussi une occasion d’élargir le public québécois, paradoxalement, d’une pièce qui a été jouée dans 28 pays. « On a fait un tour du monde avec La face cachée, note Yves Jacques. Mais on n’a pas pu servir le Québec, aller dans les régions. C’est un spectacle qui coûte très cher et prend trois jours de montage. Là, c’est l’occasion de le montrer partout. »
Et on aura beau être chacun confiné devant notre écran, l’expérience sera collective en ce qu’on se sera tous réunis au même moment, interprètes et spectateurs, pour partager ce frisson du théâtre qui nous manque tant en ce moment.