Par respect pour Kim Wall
The Investigation propose une véritable leçon sur la façon dont le petit écran devrait parler des victimes de crimes immondes
Dans une salle d’audience, un homme assiste à un procès pour meurtre prémédité. C’est l’inspecteur Jens Møller, chef de la section des homicides de Copenhague. À la sortie, tandis qu’il boit son café, une femme enceinte l’accoste. C’est son amoureux qui a été assassiné par l’accusé. « Vous savez combien de temps le jury prendra pour rendre son verdict ? » demande-t-elle. « C’est difficile à dire », répond sobrement Møller. « Vous savez… s’il sera reconnu coupable ? » renchérit-elle. « Je ne sais pas. »
La scène donne le ton pour la suite. Dans des cas de crimes insensés, on ne sait pas. C’est dur à dire. Tout est inextricable, laborieux, et terriblement triste. Pourtant, pendant un instant, dans la scène suivante, on voit ce même inspecteur jaser avec sa femme, planifier un souper avec sa fille, sortir promener ses chiens, se rendre au poste et saluer ses collègues. Joyeuse humeur pour une journée ensoleillée. Mais le ciel va rapidement s’assombrir.
Car un homme a rapporté la disparition de sa copine. Une journaliste suédoise. La veille, elle est montée à bord d’un sous-marin artisanal pour interviewer son inventeur. Elle n’est jamais remontée à la surface. C’est ici que démarre réellement The Investigation, la série, mais aussi the investigation, l’enquête, la vraie, celle qui a été menée pour résoudre le meurtre abject de Kim Wall, commis en août 2017.
La complexité de la preuve, l’investissement des scientifiques, l’apport des spécialistes des courants marins, la fidélité des chiens détecteurs de cadavres… C’est de cela qu’il sera ici question. Pas des détails crapuleux. Pas du parcours de l’assassin à la violence irrationnelle.
De toute façon, il est là, on le devine. Sa folie meurtrière imbibe chaque scène. Il n’a pas besoin de plus d’attention. Il n’a pas besoin d’être nommé. C’est par sa faute que ces hommes plongent inlassablement en eaux profondes pour retrouver des indices. Par sa faute qu’Ingrid et Joachim Wall ne reverront pas leur fille. Par sa faute que Kim Wall, journaliste à la curiosité et à l’énergie insatiables, ne racontera plus d’histoires. Ne reviendra jamais.
Le vrai Iso
Le traitement médiatique de l’assassinat de Kim Wall rappelle tristement celui qui a été réservé, au Québec, à Marylène Lévesque. Il évoque ces articles sensationnalistes, insensibles, dans lesquels le nom de famille du meurtrier était poliment et de façon choquante précédé d’un « Monsieur ». Où la description de Marylène était réduite à un désobligeant « prostituée ». Alors qu’il y avait tant de choses à dire sur qui elle était, sur ce qu’elle aimait, sur ses amis, sur sa vie. Au début, on a craint que The
Investigation suive cette manie de se délecter de détails sordides et arbore
cet enrobage glauque de « true crime à la Netflix ». Puis, on a lu que les parents de Kim étaient présents à chaque session de montage. Que leur chien, Iso, est celui qui se retrouve à l’écran. Que les séquences en mer sont portées par les vrais plongeurs ayant tranché les vagues menaçantes sous lesquelles se cachaient l’horreur, le précipice. Le sous-marin.
L’ensemble porte la signature visuelle et scénaristique de Tobias Lindholm, qui avait réalisé le percutant film La chasse (en danois : Jagten), avec Mads Mikkelsen. C’est également lui qui a cocréé la série encensée
Borgen. Il renoue d’ailleurs ici avec plusieurs acteurs de l’équipe, dont l’excellent Søren Malling.
Dans les notes qui accompagnent le lien de visionnage, le scénariste, réalisateur et producteur exécutif raconte que dans les jours suivant le meurtre, des parents à la garderie de ses enfants lui ont dit que « ça ferait un excellent film ». Il se souvient avoir pensé que non. Que ce féminicide lâche et vil ne ferait absolument pas un excellent film. Que des actes de barbarie envers des femmes avaient trop de fois été perpétrés et dépeints à l’écran de façon à encenser les criminels et à banaliser les victimes. Que de raconter encore une fois ce dont la presse s’était repue n’aurait aucun sens.
Puis, des années plus tard et dans un tout autre contexte, il a rencontré l’enquêteur Jens Møller. Il a compris comment présenter les faits.
Le drame, en direct
De façon sobre et respectueuse, Tobias Lindholm dépeint l’attente, la peur, l’abattement. Les personnages sont souvent filmés de dos, comme le réalisateur a lui-même tourné le dos aux tabloïds du monde entier qui ont dégouliné de gros titres macabres.
Dans les pages du Telegraph, le critique Michael Hogan s’est plaint cette semaine qu’il trouvait la série « beige ». « Un thriller scandinave profondément ennuyeux, mais avec de belles lampes », a-t-il tweeté, laissant son coeur quelque part au vestiaire. « Quel dommage que ce crime-réalité ait transformé un cas déconcertant et bizarre en parcours terne et pénible. »
Pénible de lire que certains trouvent approprié, en ces circonstances, de faire des blagues d’IKEA. Pénible de penser ce que peuvent ressentir les personnes directement touchées par le drame en lisant de telles paroles. Car chaque oeuvre a son contexte. Celui-ci concerne un crime sale, hargneux et absurdement injuste. Comme le qualifie l’un des personnages : « C’est un crime bâclé et dégoûtant. »
Évitant de sombrer dans les mêmes eaux, le cinéaste retrace brièvement la frénésie médiatique, s’arrête pour montrer l’enquêteur devant un bouquet de micros, un feu d’artifice de flashs. Au son de la musique d’Agnes Obel, parfaite dans sa sensibilité dépouillée, il suit les pistes sans rien précipiter, s’arrête sur le père qui, au bout du fil, demande s’« il y a encore de l’espoir ou… ? », les points de suspension dans la voix.
C’est gris, froid, bleu, glacé. En retenue. Après avoir cherché, pendant des heures, le corps de Kim Wall dans les profondeurs marines, le chef de l’équipe de plongeurs salue Jens Møller, l’air grave. « Habituellement à la fin d’une journée en mer, les hommes célèbrent, rient, boivent. Aujourd’hui, le silence. »