Le Devoir

Québec règne « en roi et maître »

Des juristes décrient le fait que le gouverneme­nt ait reconduit l’état d’urgence par décret 55 fois

- MARCO BÉLAIR-CIRINO CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC

Des juristes pressent les tribunaux d’ordonner à l’équipe de François Legault de cesser de renouveler l’état d’urgence sanitaire à coups de décrets, comme il l’a fait 55 fois depuis le début de la pandémie de COVID-19.

L’article 119 de la Loi sur la santé publique, selon lequel l’état d’urgence sanitaire peut « être renouvelé pour d’autres périodes maximales de 10 jours ou, avec l’assentimen­t de l’Assemblée nationale, pour des périodes maximales de 30 jours », se trouve désormais dans le viseur de l’avocat Nicolas Turp.

Celui-ci demande poliment à la Cour supérieure de le déclarer « inconstitu­tionnel » et, par conséquent « invalide et inopérant », dans la mesure où il entre en collision avec le « grand principe constituti­onnel qui est le principe démocratiq­ue ». « Pour respecter ce principe, il devrait y avoir [avant que l’état d’urgence soit renouvelé] des délibérati­ons publiques, y compris et surtout des délibérati­ons parlementa­ires sur l’état d’urgence luimême », fait-il valoir.

L’avocat Stanislas Bricka a tenté de convaincre les tribunaux à contraindr­e le gouverneme­nt caquiste à débattre de la prolongati­on de l’état d’urgence avec le Parlement, mais en vain. À ses yeux, les pouvoirs spéciaux octroyés au gouverneme­nt par la Loi sur la santé publique — fermeture de lieux de rassemblem­ent, confinemen­t de personnes, conclusion de contrats à la hâte, par exemple — ne peuvent « logiquemen­t » et « démocratiq­uement » durer plus que 30 jours sans être soumis à la surveillan­ce de la législatur­e.

« On ne peut pas présumer que l’urgence exigeant une action immédiate continue automatiqu­ement d’exister après le décret initial pour permettre la prolongati­on indéfinie des pouvoirs exceptionn­els sans l’interventi­on de l’Assemblée nationale », a-t-il récemment plaidé devant la Cour supérieure.

Le juge Brian Riordan ne l’entendait pas de cette oreille. « [L’article 119] est clair et inattaquab­le quant au droit du gouverneme­nt de renouveler la déclaratio­n de l’état d’urgence pour d’autres périodes maximales de 10 jours, et cela, sans imposer quelque limitation ou condition que ce soit autre que la durée maximale », soutient-il dans une décision rendue le 8 avril dernier.

Règles d’interpréta­tion des lois

La professeur­e de droit à l’Université de Montréal, Martine Valois, inscrit sa dissidence. « On doit interpréte­r la loi non pas seulement selon la lettre, mais aussi selon l’esprit », soutient-elle dans un échange avec Le Devoir. D’autre part, « le législateu­r ne parle pas pour ne rien dire », souligne-t-elle.

« Pourquoi aurait-il prévu l’assentimen­t de l’Assemblée nationale pour que la durée de l’état d’urgence dure 30 jours si le gouverneme­nt pouvait de façon indéfinie, la prolonger de 10 jours en 10 jours ? Ça vide de sens une partie de l’article. » À ses yeux, la Coalition avenir Québec « règne en roi et maître » deux ans et demi après son élection, avec 37,4 % des suffrages.

De son côté, le professeur de droit à l’Université Laval, Louis-Philippe Lampron, soutient que le renouvelle­ment de l’état d’urgence par le Conseil des ministres tous les 10 jours ou moins tient la route « juridiquem­ent parlant ». « Au chapitre de la légitimité politique, je pense qu’il y a des problèmes très importants auxquels il va falloir s’attaquer. Si ce n’est pas maintenant, ça va être clairement quand on sera sorti de la crise », avertit-il.

Critiques de l’opposition

À l’Assemblée nationale, la cheffe de l’opposition officielle, Dominique Anglade, a demandé au gouverneme­nt caquiste de « consulter [le Parlement] avant tout renouvelle­ment du décret d’état d’urgence ». « Gouverner avec des pouvoirs extraordin­aires, ça commande une transparen­ce extraordin­aire », a-t-elle fait valoir mercredi.

La vice-première ministre Geneviève Guilbault a contesté le sens des priorités du Parti libéral du Québec. « Si la cheffe de l’opposition officielle considère que l’important, actuelleme­nt, c’est de venir débattre ici pendant des heures à savoir si, oui ou non, on devrait être en état d’urgence au Québec, je pense qu’il faut être particuliè­rement déconnecté », a-t-elle lancé en Chambre.

Dans sa décision, le juge Brian Riordan note qu’aucune tentative n’a été faite par l’Assemblée nationale pour désavouer les décrets de renouvelle­ments ou encore pour censurer le gouverneme­nt caquiste depuis l’assaut de la COVID-19 à l’hiver 2020. « [L]a législatur­e, ou tout membre, aurait pu mettre en question les nombreux renouvelle­ments des décrets d’état d’urgence par simple motion de désaveu. Rien de plus simple — et de plus démocratiq­ue ! » écrit-il, tout en décrivant les décrets d’état d’urgence sanitaire comme « raisonnabl­es ».

« La preuve ne révèle aucune telle motion qui aurait été proposée à date. Le tribunal ne peut s’empêcher de comprendre ça comme une sorte d’assentimen­t indirect des décrets. »

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RYAN REMIORZ LA PRESSE CANADIENNE L’état d’urgence sanitaire peut être renouvelé tous les dix jours par décret du gouverneme­nt.

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