Le regard du Serpent
Durant la pandémie plus encore que d’habitude, plusieurs se sont abreuvés à des séries, américaines ou pas. Les grandes plateformes avaient des heures de loisirs en pantoufles à offrir. Je ne blâme personne de s’y être accroché comme à des bouées de secours, tout en gémissant sur le sort des cinémas sous leur empire. Si j’ai dédaigné leurs appâts, c’est pour me consacrer aux films et afin de garder du temps pour la lecture, l’écoute de la musique. Chacun aménage ses loisirs culturels à sa manière quand les salles ouvrent et ferment comme des chatières.
Une fois n’est pas coutume. Ainsi, ma plongée dans les huit épisodes de la série britannique The Serpent sur Netflix, suivant le parcours de Charles Sobhraj, tueur en série indo-vietnamien naturalisé français. Ses victimes : de jeunes routards au cours des années fleurs en ExtrêmeOrient, tués pour des passeports, des chèques de voyage, de maigres effets. L’accent québécois impossible de Jenna Coleman, l’interprète de Marie-Andrée Leclerc, cette fille de Lévis, amante et complice du psychopathe, m’a scandalisée comme tant d’autres.
Évidemment qu’ils auraient dû embaucher une actrice québécoise. Le diable est dans les détails, paraît-il, mais le réalisme aussi. Et combien de fois des productions du genre balaient-elles les accents nationaux des personnages, faute de s’intéresser à autre chose qu’au nombril de leurs empires ? Ça fait grincer des dents…
Sobhraj et son double
Pour tout dire, cette série m’attirait pour les mêmes raisons autrefois derrière ma lecture de La trace du serpent de Thomas Thompson, biographie du sinistre personnage. C’est que ma route avait croisé dans ma jeunesse vagabonde celle de Sobhraj.
J’étais stationnée quelque temps à Athènes, il s’était invité à ma table de terrasse pour m’entraîner ensuite au restaurant. Le type m’offrait de partir avec lui en Inde afin de devenir une mule qui transporterait en Europe des pierres précieuses camouflées à l’intérieur de grains de collier en argile ou d’une autre matière. Une méthode éprouvée, assurait mon vis-à-vis.
Sa proposition faisait chou blanc et cet homme sans affect dégageait tant de glace que je n’avais guère envie de m’éterniser en sa compagnie. Il eut surtout la folle imprudence de me demander à deux reprises si quelqu’un connaissait ma présence à Athènes.
La seconde fois, alertée, plongeant dans son regard, j’y ai lu de façon fulgurante et sans équivoque possible le désir de tuer. Levée d’un bond, ma fuite s’est jouée avec la bête aux trousses à travers les rues, qui criait : « Ce n’est pas ce que vous croyez ! » Arrivée à mon auberge, j’avais réclamé qu’on barre la porte sur laquelle il tambourina en vain.
Plus tard, quand il s’est fait arrêter avec Marie-Andrée Leclerc, par sa photo à la une de tous nos journaux, j’ai reconnu celui qui m’avait tant effrayée. Sobhraj, précisait sa biographie, avait passé quelque temps en Grèce et avait été emprisonné à Athènes avant de repartir en Inde et dans divers pays de l’Orient, cadres de tant de crimes. Je n’aurai pour ma part jamais oublié l’éclair meurtrier de ses yeux obliques, me demandant pourquoi plusieurs proies s’y étaient laissées piéger. Mystère !
Bonne raison personnelle, on en conviendra, de regarder la série The Serpent, surnom de cet être machiavélique qui hanta mes cauchemars. Au fait, le Français Tahar Rahim, dans son rôle, dégage l’impassibilité mais non la lueur réfrigérante du modèle original, difficile à reproduire, il est vrai.
Mais je me demandais aussi pourquoi, tout en précisant ses origines vietnamiennes et indiennes, ils l’avaient fait jouer par un acteur aux racines maghrébines, fût-il un interprète de premier plan. Car les traits ne sont pas les mêmes. On y perd en vérité. C’est comme l’accent de Jenna Coleman, ou, plus aigu et irritant, celui supposé de la mère de Marie-Andrée Leclerc, entendu au téléphone.
Ce parler parisien-londonien viendrait de Lévis, vraiment ? Les deux amants échangent entre eux tantôt en anglais, tantôt en français, sans raison autre que de se greffer plus souvent à la langue dominante.
Dans cette série en multiplication de flash-back jusqu’au vertige resurgit l’époque, mais divers personnages paraissent trop escamotés pour qu’on décrypte bien leurs rôles. Les complices de la dernière heure, par exemple, avant l’arrestation du groupe, pourraient être des ombres sur un mur.
Jamais on ne saisira non plus les vrais mobiles du héros polyglotte, as de l’évasion, brillant manipulateur, tuant pour le pouvoir sans doute que le crime procure. Mais allez sonder le coeur et les reins d’un être aussi immoral et perturbé… Huit volets plus loin, on demeure dans le noir.
The Serpent m’aura fait comprendre aussi, après ma boulimie d’épisodes en rafale, que la consommation de séries est une drogue dure… Dont je préfère encore me passer.
Le diable est dans les détails, paraît-il, mais le réalisme aussi. Combien de fois des productions de séries balaient-elles les accents nationaux des personnages, faute de s’intéresser à autre chose qu’au nombril de leurs empires ? Ça fait grincer des dents…