Le Devoir

Dans la peau (6)

- Jean-Christophe Réhel Collaborat­eur Le Devoir

Ça commence

Avec une naissance

Et ensuite

Une erreur médicale

Je suis née prématurém­ent Le médecin voulait m’installer un cathéter

Et il a sectionné des artères

Ils ont dû m’amputer la jambe gauche

Ça ne me dérange pas

Je n’ai jamais eu besoin de cette jambe-là

Je ne me suis jamais fait écoeurer avec ça

Ou en tout cas pas vraiment Peut-être juste un peu au primaire En troisième année

Ma jambe était jammée à l’envers

Dans le temps

C’était juste un boulon vissé avec un Allen key

J’allais voir Pierre le concierge de l’école

Pour qu’il me visse le pied du bon bord

Pierre me donnait toujours de la réglisse après

Il était fin Pierre

Ensuite il y a ma mère

Ma mère d’amour

Qui me couvait toujours trop Je voulais montrer que j’étais forte Une femme forte

Une femme avec une seule jambe Une femme pirate qui boit de la bière

Une femme qui aime séduire Et qui rote

Et qui pète

Et qui s’en fout

Et qui rit

Et qui a le rire facile

Et qui embrasse sa blonde très tard dans la nuit Entends-tu la nuit ?

C’est mon berceau

C’est mon hochet

Je n’ai jamais changé

J’ai toujours été la même femme Celle qui chasse le mammouth en pleine nuit

Et qui dessine dans sa caverne Quand j’étais petite

Je ne voulais jamais me laver les cheveux

Quand il pleuvait

Je sortais dehors en courant Ça faisait capoter ma mère J’aimais enlever le bas de mon pied droit

Pour sentir l’asphalte mouillé sous mes orteils

Mes petits orteils minuscules Qui illuminaie­nt le quartier Qui découpaien­t le quartier en deux Dans l’infini

Le bel infini

Pas l’infini quétaine

Celui qui ne se brosse pas les dents Celui qui dit je t’aime et qui sent bon pareil

Et qui sourit à sa blonde de leur côté de la fenêtre

Et qui grandit vite

Le temps

Je le vois passer

Il me fait peur

Je travaille beaucoup

Je suis tatoueuse

J’ai commencé le tatouage à dix-huit ans

Au primaire

Je dessinais déjà sur le bras De tous mes camarades de classe avec des crayons gel

J’ai tatoué peut-être sept mille personnes

Des fois il y en a qui se confient à moi

Je me sens comme une coiffeuse Une coiffeuse qui fait saigner le monde

Au début

J’avais mal au poignet J’avais des machines plus lourdes Maintenant

J’ai de plus en plus mal au dos C’est rushant

Je dois choisir entre avoir une bonne posture ou avoir une ligne sharp Je ne peux plus tatouer pendant six heures d’affilée

Ça me détruit le dos

Cette année

Je n’ai pas marché beaucoup Je me suis dévissé la rotule Je m’entraînais pis ma rotule a poppé out Je faisais un squat pis c’est sorti Là j’essaye de renforcir ma jambe Tantôt je suis allée sur le balcon Ma blonde me regardait de l’autre côté de la fenêtre

Elle souriait

Je la faisais rire

Je faisais semblant d’avoir le dos barré

Je faisais semblant de me transforme­r en loup-garou

C’est tout ce qui compte dans le fond

Faire rire quelqu’un qu’on aime C’est un vol à l’étalage

Une cagoule où je vois ton visage m’aimer.

Dans la peau est une série mensuelle inspirée de témoignage­s de citoyens dont le quotidien est affecté par la pandémie.

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