Dans la peau (6)
Ça commence
Avec une naissance
Et ensuite
Une erreur médicale
Je suis née prématurément Le médecin voulait m’installer un cathéter
Et il a sectionné des artères
Ils ont dû m’amputer la jambe gauche
Ça ne me dérange pas
Je n’ai jamais eu besoin de cette jambe-là
Je ne me suis jamais fait écoeurer avec ça
Ou en tout cas pas vraiment Peut-être juste un peu au primaire En troisième année
Ma jambe était jammée à l’envers
Dans le temps
C’était juste un boulon vissé avec un Allen key
J’allais voir Pierre le concierge de l’école
Pour qu’il me visse le pied du bon bord
Pierre me donnait toujours de la réglisse après
Il était fin Pierre
Ensuite il y a ma mère
Ma mère d’amour
Qui me couvait toujours trop Je voulais montrer que j’étais forte Une femme forte
Une femme avec une seule jambe Une femme pirate qui boit de la bière
Une femme qui aime séduire Et qui rote
Et qui pète
Et qui s’en fout
Et qui rit
Et qui a le rire facile
Et qui embrasse sa blonde très tard dans la nuit Entends-tu la nuit ?
C’est mon berceau
C’est mon hochet
Je n’ai jamais changé
J’ai toujours été la même femme Celle qui chasse le mammouth en pleine nuit
Et qui dessine dans sa caverne Quand j’étais petite
Je ne voulais jamais me laver les cheveux
Quand il pleuvait
Je sortais dehors en courant Ça faisait capoter ma mère J’aimais enlever le bas de mon pied droit
Pour sentir l’asphalte mouillé sous mes orteils
Mes petits orteils minuscules Qui illuminaient le quartier Qui découpaient le quartier en deux Dans l’infini
Le bel infini
Pas l’infini quétaine
Celui qui ne se brosse pas les dents Celui qui dit je t’aime et qui sent bon pareil
Et qui sourit à sa blonde de leur côté de la fenêtre
Et qui grandit vite
Le temps
Je le vois passer
Il me fait peur
Je travaille beaucoup
Je suis tatoueuse
J’ai commencé le tatouage à dix-huit ans
Au primaire
Je dessinais déjà sur le bras De tous mes camarades de classe avec des crayons gel
J’ai tatoué peut-être sept mille personnes
Des fois il y en a qui se confient à moi
Je me sens comme une coiffeuse Une coiffeuse qui fait saigner le monde
Au début
J’avais mal au poignet J’avais des machines plus lourdes Maintenant
J’ai de plus en plus mal au dos C’est rushant
Je dois choisir entre avoir une bonne posture ou avoir une ligne sharp Je ne peux plus tatouer pendant six heures d’affilée
Ça me détruit le dos
Cette année
Je n’ai pas marché beaucoup Je me suis dévissé la rotule Je m’entraînais pis ma rotule a poppé out Je faisais un squat pis c’est sorti Là j’essaye de renforcir ma jambe Tantôt je suis allée sur le balcon Ma blonde me regardait de l’autre côté de la fenêtre
Elle souriait
Je la faisais rire
Je faisais semblant d’avoir le dos barré
Je faisais semblant de me transformer en loup-garou
C’est tout ce qui compte dans le fond
Faire rire quelqu’un qu’on aime C’est un vol à l’étalage
Une cagoule où je vois ton visage m’aimer.
Dans la peau est une série mensuelle inspirée de témoignages de citoyens dont le quotidien est affecté par la pandémie.