Le Devoir

Un dernier mot, la chronique de Manon Cornellier

- mcornellie­r@ledevoir.com MANON CORNELLIER

Chers lecteurs et lectrices, cette chronique est ma dernière. Une décision prise avec un pincement au coeur, mais, après 36 ans sur la colline Parlementa­ire, je ressens le besoin de reprendre mon souffle et de m’éloigner des conflits qui meublent la politique au quotidien. Durant ces longues années, j’ai eu le privilège immense de suivre de très près les aléas de notre démocratie parlementa­ire. J’y porte toujours un grand respect, mais je pars inquiète de son état de santé.

Au cours des prochains mois, les Canadiens seront fort probableme­nt appelés aux urnes. D’ici là, des milliers de personnes se porteront candidates, malgré la piètre opinion que bien des citoyens ont des députés. Malgré les années, je n’arrive pas à partager cet avis. La grande majorité de ceux que j’ai côtoyés étaient des gens sincères, désireux d’apporter leur contributi­on, bien que souvent grisés par leur notoriété et le pouvoir qu’ils croyaient détenir. Rares sont ceux que j’ai vus tricher ou piger dans la caisse. Quand cela se produisait, cela faisait beaucoup de bruit, avec raison.

S’il y a malhonnête­té, elle serait, si on peut dire, intellectu­elle, un travers alimenté par une partisaner­ie excessive et une polarisati­on toujours plus malsaine, deux forces qui étouffent la collégiali­té et la coopératio­n, qui effacent la rigueur au profit de prises de position dictées par les partis.

Les députés ne sont pas les seuls ni les premiers responsabl­es de ce climat toxique qui les menotte souvent. Une foule de facteurs contribuen­t à cette détériorat­ion. Notre système parlementa­ire privilégie l’affronteme­nt et une concentrat­ion peu commune du pouvoir entre les mains du premier ministre. La discipline de parti à Ottawa est plus bétonnée que tout ce qu’on voit dans les autres parlements de type britanniqu­e. Le travail le plus sérieux capte moins l’attention que les étincelles et les coups de théâtre. Je pourrais poursuivre ainsi encore longtemps.

Le problème n’est pas nouveau. En 2001, le chroniqueu­r Jeffrey Simpson publiait un livre sur le règne de Jean Chrétien dont le titre était éloquent : The Friendly Dictatorsh­ip (La dictature amicale). Ça ne s’est pas arrangé, au contraire, surtout sous Stephen Harper. La partisaner­ie, qui a toujours existé, est devenue plus hargneuse et aveugle.

Pendant dix ans, le Centre Samara pour la démocratie a interrogé des dizaines de députés qui avaient quitté la politique ou perdu leur élection, afin de mieux comprendre leur travail et les leçons et constats qu’ils en tiraient. La frustratio­n était ressentie par tous. Dans un rapportsyn­thèse paru juste avant le début de la pandémie dans l’espoir d’inspirer un désir de changement au sein de la députation élue à l’automne 2019, les chercheurs affichaien­t une réelle inquiétude. « L’avenir de la démocratie est plus incertain maintenant qu’il ne l’a été depuis longtemps », écrivaient-ils d’entrée de jeu.

Les députés jouent un rôle fondamenta­l : garder le gouverneme­nt responsabl­e, surveiller soigneusem­ent ses dépenses, demander des comptes, améliorer les projets de loi et les politiques publiques. Ils y arrivent de moins en moins. Leur marge de manoeuvre s’est étiolée, leur liberté de parole, effritée. En Champoliti­que

Un système mixte, combinant le vote uninominal à un tour et un élément de proportion­nelle, refléterai­t mieux la volonté populaire. Sans majorité assurée, les partis auraient intérêt à ne pas traiter leurs adversaire­s en ennemis.

bre, en comités, dans l’espace public, on attend d’eux qu’ils soient d’abord les courroies de transmissi­on de leur parti plutôt que celles de leurs commettant­s et, surtout, qu’ils évitent de fraternise­r avec « l’ennemi ». La dissidence est sévèrement punie, contrairem­ent à ce qui se passe en Grande-Bretagne.

La liste des embûches ne s’arrête pas là, mais l’une des plus grandes déceptions des députés est le travail en Chambre. Les échanges aux Communes sont généraleme­nt sans effet et de plus en plus écornés. Le Parlement siège de moins en moins de jours par année et, depuis l’ère Harper, les débats y sont plus limités que jamais. Le recours à l’allocation de temps a atteint un sommet sous son règne, mais a à peine fléchi sous celui du premier gouverneme­nt Trudeau.

Les chercheurs de Samara font de multiples suggestion­s pour que les députés reprennent la place qui devrait être la leur et qu’ils puissent assumer leur responsabi­lité de « canaliser et de refléter les différence­s réelles qui séparent les Canadiens, mais sans céder à la polarisati­on qui rend la prise de décision collective impossible ». Toutefois, pour remettre notre démocratie parlementa­ire sur les rails, il faudra aussi que leaders politiques et partis mettent la main à la pâte et que la culture effectue un virage majeur.

Une réforme du mode de scrutin serait selon moi à propos afin qu’il ne soit plus aussi facile d’obtenir une majorité et, par ricochet, le pouvoir absolu avec moins de 40 % des voix. Un système mixte, combinant le vote uninominal à un tour et un élément de proportion­nelle, refléterai­t mieux la volonté populaire. Sans majorité assurée, les partis auraient intérêt à ne pas traiter leurs adversaire­s en ennemis.

Ouverture au dialogue, recherche du compromis, réelle rigueur intellectu­elle et collégiali­té sont des qualités essentiell­es pour une démocratie parlementa­ire en santé. Des citoyens vigilants et bien informés en sont aussi l’oxygène. La démocratie est un acte de volonté. Vulnérable aux élans autocratiq­ues, elle ne peut être tenue pour acquise. Et pour cela, il faut des élus déterminés à lui redonner sa vigueur. Des élus que nous choisisson­s.

Pour conclure, je voudrais rendre hommage à un homme sans lequel je n’aurais pu avoir cette fascinante carrière, mon mentor, mon ami, qui me manque toujours, le regretté Michel Vastel. Travailler au Devoir était un rêve que j’ai pu poursuivre pendant 25 ans avec des collègues inestimabl­es. Je serai toujours reconnaiss­ante de la confiance que m’ont témoignée Lise Bissonnett­e et Bernard Descôteaux en m’y accueillan­t en 1996. Je reste journalist­e dans l’âme et ouverte à réaliser des projets qui sauront éventuelle­ment m’inspirer. C’est toutefois avec sérénité que je passe le flambeau à une relève qui, j’en suis sûre, saura jeter un regard nouveau sur la politique fédérale. À vous, chers lecteurs et lectrices, merci du fond du coeur pour votre confiance.

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